Une banale histoire d’amour fin des années 70.
Elle, petit bout de femme énergique et déterminée, fille d’un mineur de fond autoritaire et travailleur. Sans doute l’Histoire a pesé sur cette famille. Des petits paysans qui ont dû monter à la ville pour gagner leur croûte et reconstruire la France. 3 enfants, une mère au foyer, pas beaucoup de transmission ni d’amour. Elle a dû suivre la destinée de beaucoup de jeunes femmes des années 60: aller bosser à l’usine textile très tôt en attendant l’inévitable mariage comme deuxième étape de vie
Lui, fils d’une famille de petits paysans, quasi-communiste, aimante et soudée. 3 enfants aussi, mais un joli climat. Plutôt que de reprendre la ferme, il ira à l’usine. Comme dans la chanson de Serge Lama, “Les Glycines”. Un espoir d’ascension sociale, appuyé également sur des espoirs de devenir champion de cyclisme. Dans ses affaires d’adolescent, des revues de vulgarisation scientique et du matériel de vélo, des brochure “comment devenir millionnaire en élevant des lapins” et des inscriptions aux cours du soir. Mais cette ascension sociale n’est pas évidente, et il échouera lamentablement à bien des opportunités. Bilan: travail à l’usine métallurgique dans les années 70.
Ils se rencontrent sur le tard. Elle a fêté la Sainte-Catherine: un petit encouragement à trouver un mari à 25 ans. La vertu comme trésor. Un petit pécule est accumulé et les espoirs se fossilisent. Lui ne doit certainement pas connaître les ficelles de la séduction et de la vie en couple. Entre des parents paysans pour qui le couple est une douce et laborieuse évidence séculaire et des années 70 où la sexualité semble disponible au supermarché. Se marier doit aussi faire partie du nécessaire parcours.
Ils se rencontrent. Semblent vivre ce qui serait actuellement une adolescence. Un avortement. Puis un mariage. Une lune de miel éclatante au bout du monde. Un premier achat d’appartement avec le pécule décennal de Madame. Un premier enfant en 1980. Un gigantesque bout de terrain forestier acheté pour y construire la maison familiale. Un second enfant en 1983. La crise économique survient: dépôt de bilan du léviathan industriel. Ce qui n’empêche pas Madame d’arrêter son harassant travail peu après, sans reconversion possible. Elle s’occupera de ses enfants alors que ceux-ci commencent pourtant de grandir.
Les espoirs de Madame s’assombrissent. Son mari ne sera pas le champion national de cyclisme, il ne sera pas un ingénieur promu en interne. Son quotidien ne sera pas celui d’une châtelaine.
Car c’est bien de l’espoir d’un château que se nourrit Madame. Son rêve de jeune femme était d’avoir une chaumière. Un mari bon parti, deux gosses, des voyages exotiques et une décoration intérieure entre le Louvre et Chambord. Ils construiront la plus grande partie de cette maison eux-mêmes. Avec énormément d’efforts et de sacrifices. Monsieur veut faire plaisir. Il bricole, passe ses soirées dans l’imposante surface forestière et ses dimanches à finir le second-œuvre. Toutes les économies y passent, si ce n’est quelques voyages familiaux ostentatoires financés un temps par le comité d’entreprise avant sa disparition.
Il faut se priver, économiser, mettre l’argent de coté pour investir dans ce château: robinets en bronze forgé, carrelage en terre cuite grand format, poutres en châtaigner aussi inutiles qu’apparentes, mobilier d’ébéniste style monastère. Le tout est d’un certain éclectisme de mauvais goût. Mais ça lui fait plaisir.
Ce plaisir devient de plus en plus malsain. Les économies deviennent privations. Le chauffage électrique coûte cher: coupons-le à la source et grelotons prostrés devant la cheminée. L’eau potable coûte cher: deux bains par semaine, tous dans la même eau, et un seau d’eau de pluie pour remplacer la chasse d’eau. La nourriture coûte cher: récupérons les invendus, quitte à rentrer dans les poubelles des supermarchés. Inscrire les enfants à un sport coûte cher: ils peuvent très bien jouer au foot à deux. Le tourne-disque de Monsieur avec ses chansons préférées, l’éclairage par plus d’une ampoule, l’installation d’un téléphone coûte cher. Les couches pour bébé sont jetables, mais on peut bien essayer de les laver sommairement. Lé vélo est le mode de déplacement usuel.
Au supermarché, j’ai vu ma mère reprendre mon père qui n’avait pas pris les baguettes de pain les plus lourdes. Scène qui marque un enfant: une humiliation en public accompagné d’un pesage en règle de dizaines de baguettes pour gagner quelques grammes. Petits ruisseaux dérisoires qui sur une vie feront inévitablement de grandes rivières d’économies et qui justifient cette violence.
Mon éducation parentale se limite donc à apprendre à survivre en faisant des économies sur tout. Mes cadeaux de Noël se limitent à l’attribution réglement du comité d’entreprise et à un chèque sur un compte bancaire “pour mes dix-huit ans”. Arrivé au collège, je me rends compte du malaise en côtoyant d’autres adolescents et en regardant ce que me transmet la télé. Dans ces familles américaines, les parents s’aiment? Ils se parlent et parlent à leurs enfants? Ils ont des amis? Ils ont des loisirs et des passions? Je me souviens d’avoir tourné une scène au cinéclub du collège. En douce il est vrai. Le professeur nous avait demandé 35 francs pour obtenir la cassette VHS de ma première (et unique) apparition cinématographique. Refus catégorique et hurlant de ma mère, qui le même mois a signé l’achat d’un buffet en chêne massif pour 42000 francs. Je me souviens de la honte en allant voir ma professeur d’allemand. Des correspondants allaient venir nous rendre visite. J’aurais bien voulu en accueillir un, mais j’ai dû expliqué discrètement à ma professeur que nous n’avions pas de douche et de chauffage. Rédhibitoire. Je me souviens de la honte quotidienne de porter des vêtements de seconde main, bien trop grands pour moi, alors que le début d’adolescence est stupide et dispendieux. Je me souviens d’avoir gardé pendant des mois un couteau sous mon matelas, en cas d’irruption violente de ma mère qui avait bien constaté que j’allumais parfois le chauffage malgré son interdiction. Je me souviens avoir averti les services sociaux de mon collège de la situation, et de leur visite qui s’est soldée par un blanc-seing à ma mère, une mère ayant toujours raison. Un souvenir précis d’une tentative de suicide de ma mère, son agressivité étant certainement liée à un malheur et un désespoir.
Car je me rends compte des décennies après que mon père a été réduit en esclavage. Madame avait son agenda secret et il ne lui manquait qu’un mari à hauteur de sa vertu. A lui de cocher toutes le cases: bon parti professionnel, financement des voyages, capacité à répondre aux besoins de la famille avec son seul salaire, construction et entretien d’un château. Si les choses n’avancent pas comme prévues, il faut hurler et punir. Je me souviens très jeune de l’interdiction de faire venir la belle-famille paternelle à la maison: ces ploucs n’étaient pas assez bien pour ce nouveau standing. Mon père avait voulu installer le téléphone: trop cher et en risque de se faire appeler par sa mère. La table de style monastère en chêne massif n’a jamais été utilisée pour un repas avec des amis. Faute d’amis. Et il arrivait que mon père soit puni en dormant dehors. Littéralement sur la paille, en hiver.
Je n’ai jamais entendu ma mère appeler les membres de sa belle-famille (avec qui elle refusait toute relation très vite) que par d’aimables noms d’oiseaux: “l’autre pute”, “l’autre salope”, “l’autre alcoolique”. Même un petit bébé, mon cousin, a été affublé d’un “le petit bâtard” parce que ses parents se sont mariés la grossesse déjà enclenchée.
Mon père avait baissé les bras. Peut-être un refuge dans son bois à couper chaque soir, peut-être un refuge dans des bars louches à la sortie de l’usine.
Pour ma part, difficile de baisser les bras aussi jeune. J’ai porté la révolution. Puisque ma mère refusait que j’aille au lycée, préférant pour moi le chemin illusoire de l’usine comme lieu de rédemption par le travail, je devais tracer mon chemin. En laissant de côté mon jeune frère. En fin de collège, je disais à mon père que j’allais fuir. Fugue pour espérer reprendre la voie royale des études. Mon père a fui avec moi. Quelques mois à retrouver une vie normale, alors que je pensais beaucoup à mon frère resté dans cette dictature. Mais elle nous a retrouvé. Nous avons dû retourner dans cet appartement acheté vingt ans plus tôt. Une ruine. Et mon père ne va plus au travail. Il se clochardise. L’appartement comme sa voiture sont des poubelles. Mes copains le croisent, barbu et puant, se faire virer des bars. Si je suis largement autonome, mon petit frère a besoin de son père aussi. Finalement, sa déchéance en arrive à ramener à l’appartement n’importe qui. La bohème devient une déchéance. Une personne sordide vient vivre avec nous, incapable de communiquer mais capable de ramener des clients en pleine journée… Mon bac approche, je n’ai que 16 ans et je ne pense qu’à mon avenir scolaire et retourne vivre chez ma mère. Il faut faire des dossiers pour les études supérieures: elle m’interdit d’être dispendieux, d’envisager de quitter la ville et de faire plus d’un dossier. A quoi bon puisque je ne ferai qu’un type d’étude. Engueulades. Finalement, ce même unique dossier devient un point de blocage: 70 francs de frais de correspondance. Pourquoi payer pour des timbres alors que cet IUT est accessible en vélo. Crise existentielle et pleurs. “L’autre salope pourrait payer, alors que moi j’ai commencé à l’usine à 14 ans”. Je vis clandestinement chez des copains, mon statut juridique est incertain. J’obtiens mon bac. Sans avenir. Et retourne chez mon père qui se rend compte “avoir déconné”. Il n’aura plus jamais aucune vie sociale et se limitera à vélo-boulot-dodo.
Des décennies ont passé. Ma mère est toujours dans sa chaumière, elle a viré manu militari mon frère à peine son bac obtenu quelques années plus tard: il avait une copine. Avec qui il a fondé ensuite une famille. Il y a eu quelques apaisements mais beaucoup de braises en dessous. Et la conviction que la violence féminine est ravageuse.