Un mort tous les quinze jours
Malaise. Il y a d’abord ces photos, qui nous sont arrivées à la rédaction : des hommes au visage transparent, sans regard, sans expression, sans rien. Et puis, autour de moi, ces petits sourires, mi-gênés, mi-narquois à l’énoncé du sujet. Hommes battus ? Par qui ? Ils ne peuvent pas se défendre? Je me souviens de cette femme interviewée il y a longtemps, violentée des années par son mari, qui expliquait en s’excusant : « Je ne pouvais pas partir, vous comprenez ? Il me faisait trop peur… » Je ne sais pas si je comprenais, j’imaginais au moins : la force, les coups, l’emprise. Mais eux, pourquoi ne partent-ils pas ? Comment les femmes qui battent leurs hommes leur font-elles si peur ? Et d’abord, les battent-elles vraiment ?
Un mort tous les quinze jours
Les seuls chiffres qui mesurent cette réalité sont ceux de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, qui ne comptabilise que les affaires pour lesquelles une plainte – ou au moins un signalement – est déposée : 149 000 hommes victimes de violences conjugales en 2013, « contre » 398 000 femmes. Et un mort tous les quinze jours, « contre » une tous les trois jours. Tout est dans le « contre », semble-t-il : les hommes ne représentent « que » un quart des victimes, et « même pas » 20 % des cas mortels. Re-malaise.
Les associations où trouver du soutien
SOS Hommes battus : 09 51 73 44 94, lundi, mardi, jeudi et vendredi de 9h à 11h et soshommesbattus.over-blog.com.
SOS Papa : 01 47 70 25 34 et sospapa.net.
« Je pensais qu’il y avait peu de cas, mais en fait non. » Sylvianne Spitzer est psychologue, psychanalyste et criminologue C’est en allant consulter au domicile de ses patients qu’elle a découvert les traces d’une violence qu’ils taisent, ou minorent, lors des consultations en cabinet : « Dans un premier temps, ils sont dans le déni complet. Ils pensent que “ça va passer”, que le problème vient d’eux, qu’ils sont de mauvais conjoints ou de mauvais pères, puisque c’est ce qu’elles leur répètent à longueur de temps. » Si les femmes savent, désormais, « qu’il faut partir dès la première gifle » (même si elles ne le font pas toujours), les hommes, eux, mettent beaucoup plus de temps à identifier qu’il y a un problème. « Peut-être parce qu’ils sont habitués, dès la cour de récréation, à régler leurs différends par la bagarre. Un coup n’est pas forcément un acte grave dans leur esprit. » Griffures, gifles, jet d’objets, mais aussi menaces, humiliations, chantage ; une fois sortis du déni, rien ne s’arrange : comment se faire entendre ? À qui demander de l’aide ? Où s’adresser ? Ils disent tous la même chose : la honte, l’épuisement, et les structures d’écoute ou d’accueil des victimes de violences conjugales qui ne veulent pas ou ne savent pas les prendre en compte. La plupart du temps, on leur raccroche au nez, parfois avec un petit rappel à « la » réalité : « Et les femmes ? Vous savez combien elles sont, les femmes, à être battues par les hommes ? » C’est vrai ça, est-ce qu’ils savent ?
Dans une société où toutes les paroles se libèrent, il n’y a aucune raison que la leur se taise. C’est pourtant Sylvianne Spitzer – une femme ! – qui finit par créer SOS Hommes battus en 2009, pour combler un vide. Deux mille cinq cents appels par an, plus tous ceux que la petite structure n’a pas la capacité de traiter. « Ils sont de plus en plus nombreux non pas forcément à être maltraités, mais à oser le dire enfin », à SOS Hommes battus, mais aussi à SOS Papa, et parfois directement au commissariat ou à la gendarmerie où, d’après leurs dires, ils sont reçus avec plus ou moins de bienveillance. « On est encore engoncés dans des stéréotypes traditionnels : tout le monde a du mal à imaginer que les femmes peuvent être violentes, et les hommes doux. La justice est censée être neutre, mais dans les faits, elle ne l’est pas. Les femmes savent que si elles arrivent avec une trace, même petite, on les croit immédiatement » s’indigne la chercheuse Catherine Ménabé, auteure de La Criminalité féminine (L’Harmattan, 2014).