“Sur l’interdit majeur portant sur l’inceste mère-fille”
Il est des moments où la société franchit un cap. Une évolution jusque-là continue semble tout à coup devenir métamorphose. Ce qu’on faisait semblant de ne pas voir, ou pire, qu’on admettait, devient insupportable. L’affaire Duhamel est de ces événements qui révèlent et amplifient les mouvements de fond de la société. Qu’on parle de « libération de la parole » ou qu’on tente de comprendre pourquoi les crimes sexuels contre les mineurs sont désormais au sommet de la hiérarchie de l’horreur, l’image du mal absolu, et traités comme tels par la justice, il n’en est pas moins vrai que la question de l’inceste s’impose comme devant faire l’objet d’autre chose que ce silence gêné qu’on a trop longtemps accepté.
Pour autant, prévenir l’inceste, crime spécifique qui frappe au cœur des familles, dans le secret de l’intimité, nécessite de comprendre la spécificité de cette forme d’emprise qui ne se confond pas avec la pédophilie, même si ces deux perversions se recoupent. Mais réduire l’inceste à l’action d’un « prédateur » sans analyser toutes les formes de brouillage malsain dans les rapports de filiation, c’est s’interdire de comprendre que la destruction d’un enfant ne passe pas seulement par le passage à l’acte sexuel mais se nourrit d’abord de cette façon que peut avoir un des deux parents de nier à l’enfant sa place d’enfant.
Dans un ouvrage publié en 2000, Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich analysaient les différentes formes que peut prendre une relation toxique entre mère et fille. Elles y évoquaient déjà ce qu’elles appelaient l’« inceste platonique », c’est-à-dire la formation d’un couple symbolique par exclusion des tiers. L’approche par la psychanalyse et la sociologie permet alors de comprendre que la protection des enfants nécessite non seulement le travail de la justice sur les passages à l’acte, mais aussi la vigilance quant à d’autres formes de relations destructrices qui, pour être moins atroces aux yeux de la société, n’en sont pas moins nocives.
Le texte suivant poursuit cette réflexion. Il traite donc de formes d’inceste moins visibles. Et il s’intéresse au rôle des mères, non pas celle reconnue coupables d’inceste par la justice (et qui représentent 5% des cas), mais celles qui brouillent les catégories et, justement, ne se positionnent pas comme mère. Une plongée dans la complexité d’un sujet abyssal.
- “Les incestes”, par Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich
Tandis que la dénonciation de relations incestueuses occupe à juste titre une grande place dans l’opinion, la question de l’inceste interroge depuis longtemps à la fois les anthropologues et les psychanalystes. À partir de nos disciplines respectives – sociologie et psychanalyse – notre étude sur les relations mères-filles[1] nous a amenées à proposer, grâce à une vision élargie de la notion d’inceste, une continuité entre ces deux approches, en dépit de leurs différences. La focalisation sur les relations mères-filles explique que ne soient pas traitées ici explicitement les autres relations, notamment la relation mère-fils.
L’inceste du deuxième type
Dans un ouvrage paru en 1994, Françoise Héritier a proposé une considérable extension de la notion d’inceste qu’elle a nommée l’« inceste du deuxième type ». Il a lieu lorsque deux personnes apparentées (par exemple deux sœurs, ou une fille et sa mère) partagent un même partenaire sexuel. Il n’y a donc pas là inceste au sens premier du terme, puisque les deux partenaires ne sont pas du même sang ; et à la différence de l’inceste qui désormais pourra être dit « du premier type », il ne fait pas l’objet d’une prohibition universelle. Mais Françoise Héritier ne se contente pas d’ajouter un type d’inceste à un autre. Son propos est d’intégrer aux théories existantes une dimension jusqu’alors ignorée, qui va permettre de repenser la notion même d’inceste.
Voici ce qu’elle en dit : « A mes yeux, l’inceste fondamental, si fondamental qu’il ne peut être dit que de façon approchée dans les textes comme dans les comportements, est l’inceste mère/fille. Même substance, même forme, même sexe, même chair, même devenir, issues les unes des autres, ad infinitum, mères et filles vivent cette relation dans la connivence ou le rejet, l’amour ou la haine, toujours dans le tremblement. La relation la plus normale du monde est aussi celle qui peut revêtir les aspects les plus ambigus »[2]. L’inceste du deuxième type repose selon Françoise Héritier sur une réalité physiologique tangible que sont les « humeurs » corporelles – les liquides corporels, la substance, le sang – qu’elle décrit ainsi : « Car de quoi s’agit-il ? Toujours d’une affaire de “collusion illicite” entre des humeurs identiques, collusion entre deux frères par l’intermédiaire d’une même femme, collusion entre deux sœurs par l’intermédiaire d’un même homme, et la mort est au bout pour le plus faible des deux. C’est bien des humeurs, des liquides du corps qu’il s’agit. » Cette description lui permet de renverser l’ordre des priorités entre incestes du premier et du deuxième type, faisant de celui-ci la matrice de celui-là. Elle écrit en effet : « Nous verrons que l’inceste du deuxième type est conceptuellement à l’origine vraisemblablement de la prohibition de l’inceste tel que nous le connaissons, du premier type, et non l’inverse. »
Quelle que soit l’importance relative de l’un et l’autre incestes, leur point commun est la mise en relation de deux identiques : identité consanguine, dans le premier type, ou identité corporelle, dans le deuxième. Et s’il y a, dans l’un et l’autre cas, interdit, c’est que « nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l’identique » ; « implicitement, le court-circuit de l’identique est censé avoir des effets dévastateurs ». C’est à partir de ce postulat que Françoise Héritier propose d’expliquer l’interdit dont l’un et l’autre incestes font l’objet.
Il ne s’agit plus désormais d’inscrire la question de l’inceste, comme le fit Claude Lévi-Strauss, dans une interprétation fonctionnaliste, mettant en avant ses fonctions sociales, économiques, anthropologiques, dans la mesure où cet interdit, en poussant à l’exogamie, contribue à instituer le social par l’échange des femmes. Il s’agit à présent de l’inscrire dans une dimension que Françoise Héritier nomme « symbolique » (bien qu’elle nous paraisse relever plutôt d’une dimension imaginaire) : le mélange des « humeurs » corporelles par la copulation opère imaginairement une mise en rapport de l’identique.
La seule faiblesse à nos yeux de cette remarquable avancée réside dans la réduction systématique de la notion d’« identique » (« nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l’identique ») à sa dimension physicaliste (« c’est bien des humeurs, des liquides du corps qu’il s’agit »). De notre point de vue, ce qui n’apparaît pas dans l’analyse de Françoise Héritier, c’est l’insoutenable rivalité instaurée par toute situation incestueuse entre deux personnes qui, unies par la parenté, sont mises à la même place sexuelle alors qu’elles sont déjà en rapport d’extrême proximité et d’alliance.
Que l’inceste soit du premier ou du deuxième type, le partage d’une place unique – celle de l’amante – est d’autant plus invivable que les deux candidates à cette place, étant déjà dans la plus grande proximité qui soit (en tant que mère et fille ou en tant que sœurs), ne peuvent s’autoriser la rivalité à mort qu’il implique. Évitement de la rivalité et respect de l’identité constituent bien le double impératif que transgresse l’inceste – du premier comme du deuxième type – en instaurant la confusion des places.
L’on comprend alors mieux l’interdit majeur portant sur l’inceste mère/fille. Ce qui compte n’est pas tant la dimension corporelle de l’acte sexuel (le mélange des « humeurs ») sur laquelle Françoise Héritier fonde sa démonstration, que les places généalogiques – proprement « symboliques », elles – qui sont assignées aux uns et aux autres.
Ce qui est interdit, c’est de mettre en rivalité, à la même place, en un même lieu, en un même temps, deux personnes alliées par le lien de proximité le plus fort qui soit : enjeu fondamental, parce que garant de la préservation des frontières identitaires, fondant la cohérence de soi tout comme les liens avec autrui. En se focalisant sur la dimension corporelle de l’acte incestueux, l’auteur semble évacuer de son interprétation la dimension de la place dans la construction de l’identité : dimension véritablement « symbolique » au sens où, immatérielle, elle passe nécessairement par des symboles – tels les noms de parenté.
Ainsi repensée, l’extension de la notion d’inceste autorise l’élargissement des enjeux à la dimension intra-psychique. Elle concerne à la fois l’expérience individuelle et ses régulations collectives. Elle permet aussi comme nous allons le voir d’articuler anthropologie et psychanalyse.
Deuxième extension : l’inceste platonique
Il est possible de considérer qu’il y a un troisième type d’inceste que nous proposons de nommer « inceste platonique »[3]. De quoi s’agit-il ?
Dans son roman La Pianiste, publié en 1983 (et adapté au cinéma en 2001 par Michael Haneke), l’écrivain autrichienne Elfriede Jelinek met en scène une mère et sa fille adulte vivant ensemble dans la promiscuité et la haine. Vers la fin du roman, une scène incestueuse entre les deux femmes vient parachever le répertoire des perversions sexuelles incarnées par la fille. Celles-ci semblent découler directement de la situation pathogène instaurée par la mère, qui tient sa fille attachée à elle par ce que la psychanalyste allemande Alice Miller nomma un « abus narcissique ». Cet inceste mère-fille n’est que l’aboutissement, sous une forme compulsive et caricaturale, d’une forme d’inceste beaucoup plus courante, beaucoup moins voyante et beaucoup plus destructrice : l’inceste platonique, également nommé « inceste sans passage à l’acte » par le pédiatre Aldo Naouri[4].
Inceste platonique : une telle expression peut sembler paradoxale, contradictoire dans les termes, puisque l’inceste s’entend comme le passage à l’acte sexuel, soit entre deux personnes apparentées par le sang (premier type), soit avec deux personnes apparentées (deuxième type). Mais la focalisation sur l’acte sexuel tend à occulter une dimension constitutive tant de l’inceste du premier type que de l’inceste platonique : à savoir la formation d’un couple, par exclusion des tiers. Une relation à deux excluant tout tiers – que ce soit par le fantasme de « ne faire qu’un » ou par le secret – est l’un des fondements d’une situation incestueuse, que le rapport sexuel ne fait que concrétiser – lorsqu’il a lieu. Or c’est loin d’être toujours le cas : le couple psycho-affectif peut fort bien se former hors d’une dimension proprement sexuelle.
Qui est ce tiers exclu de la relation incestueuse ?
Dans l’inceste père-fille (inceste du premier type) c’est la mère, que le père a préalablement exclue en ne se référant plus à elle pour occuper sa place généalogique, de sorte qu’il ne se sent plus empêché d’avoir une relation sexuelle avec sa fille. L’illégitimité de l’acte appelle le secret partagé, qui devient le symbole du lien incestueux dans sa dimension d’exclusion du tiers.
Dans une relation mère-fille de type incestueux (inceste le plus souvent platonique) c’est le père qui est exclu, la mère ne se référant plus à lui pour occuper sa place généalogique. Il n’est pas besoin pour cela de passage à l’acte sexuel, ni même d’un secret explicite : il suffit de ne pas laisser « une place pour le père », selon le titre donné par Aldo Naouri à l’un de ses livres.
Cette situation est probablement aussi ancienne que l’interdit de l’inceste, mais elle paraît facilitée de nos jours par la fréquence des séparations conjugales.
De mère à fille, l’instauration d’une relation de type incestueux est d’autant plus aisée que les protagonistes sont du même sexe : l’une devenant le miroir de l’autre, l’autre la projection narcissique de l’une, en un lien favorisant la confusion identitaire au détriment d’une réciprocité du lien. On assiste alors, remarque la psychanalyste Françoise Couchard, à une « communication des pensées, sinon des inconscients », qui entraîne « une confusion des identités entre mère et fille, la propension réciproque à se confier mutuellement tout de leurs idées ou de leurs sentiments, à s’échanger leurs vêtements, puisqu’elles ont une peau commune et qu’entre elles deux toutes limites et toutes différences sont effacées »[5].
Si l’inceste du premier type est souvent difficile à nommer par les protagonistes, et si l’inceste du deuxième type, selon Françoise Héritier, « ne peut être dit que de façon approchée », le propre de l’inceste platonique, lui, est d’être à peu près informulable, tant son repérage est brouillé, et par l’absence de rapport sexuel et par la valorisation de l’« amour » parental, et maternel en particulier (rien n’empêche en effet de dire que la mère de La Pianiste « aime » sa fille).
Exclusion du tiers et rivalité sexuelle entre apparentés
Nous voici parvenus à une double extension de la notion d’inceste : d’un côté, l’« inceste du deuxième type »; de l’autre, l’ « inceste platonique ». On n’y trouve pas ce qui fait la définition de l’inceste du premier type, à savoir un rapport charnel entre deux personnes apparentées par le sang.
Est-il alors justifié de parler, dans les trois cas, d’inceste ? Et si oui, quel est leur point commun ?
L’extension de notre modèle permet de considérer l’inceste du premier type comme un cas particulier – et particulièrement critique – d’une situation plus générale. À la copulation entre apparentés, l’inceste du premier type associe l’exclusion du tiers, propre à l’inceste platonique et la mise en rivalité sexuelle à l’intérieur de la famille, propre à l’inceste du deuxième type.
Il y a donc bien un point commun à ces trois « incestes » : ce n’est pas la copulation entre apparentés, comme dans la théorie standard ; ni le « mélange des humeurs » (instaurant en fait une rivalité sexuelle entre apparentés), comme dans la théorie de Françoise Héritier ; mais c’est l’exclusion du tiers.
“Or le tiers, comme le rappelle Pierre Legendre, est la clé de voûte de toute configuration familiale”
Dans l’inceste du premier type (père/fille), ce tiers est la mère. Dans l’inceste platonique (mère/fille), c’est le père. Et dans l’inceste du deuxième type (mère/fille), ce n’est pas une personne qui est exclue, mais une place : si la fille couche avec l’amant de sa mère, elle n’est plus « en tiers » dans une relation sexuelle à deux, mais impliquée dans une relation à trois ; si la mère couche avec le fiancé de sa fille, elle n’est plus « en tiers » dans la formation du jeune couple, mais devient partie prenante d’une relation dont justement elle devrait s’exclure pour ne pas être en rivalité avec sa fille. Il y a toujours trois personnes, mais pour seulement deux places.
Or le tiers, comme le rappelle Pierre Legendre, est la clé de voûte de toute configuration familiale, en tant qu’il peut « faire jouer l’impératif de différenciation, c’est-à-dire mettre en œuvre la logique de l’altérité, traiter l’enjeu du semblable et de l’autre » ; faute de quoi « l’impératif de différenciation serait dès lors radicalement mis en échec, ce qui n’est pas sans poser à nouveau, sous un nouveau jour, le problème de la folie ». Nous retrouvons là l’interdit du « cumul d’identique » repéré par Françoise Héritier grâce à l’inceste du deuxième type, mais construit de façon à intégrer pleinement cette dimension – proprement « symbolique » – des places occupées dans une configuration familiale.
Jamais deux sans trois
Dans tous les cas, l’inceste – dans sa dimension d’exclusion du tiers – fabrique du binaire, du deux, à partir du ternaire, du trois : soit en faisant un couple (mère/fille ou père/fille) là où il devrait y avoir trois personnes ; soit en fusionnant deux places (mère et fille) en une seule (amante). En dehors des rapports familiaux, une relation binaire est parfaitement licite entre amoureux non apparentés, ou entre amis. Mais tout lien instauré dans le cadre familial doit prendre nécessairement une forme ternaire, du type père-mère-enfant, sous peine de créer une situation incestueuse, avec son cortège de malheurs – rivalités invivables, identités impossibles.
L’exclusion du tiers sous ces différentes formes est la condition obligée de la transgression de l’interdit de l’inceste. Cette extension autorise un lien significatif entre des dimensions trop souvent dissociées dans les sciences sociales : d’un côté, la dimension collective de l’économie des échanges entre groupes ; et de l’autre, la dimension individuelle des structures intra-psychiques de l’identité.
Ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont les relations mères-filles – particulièrement vulnérables à ces deux incestes « non canoniques » que sont l’inceste du deuxième type et l’inceste platonique – qui nous ont conduits à redéfinir l’inceste comme tout ce qui, dans une famille, fait du deux là où il devrait y avoir du trois.