Quand les femmes frappent les hommes
Cathy ne peut révéler son identité, car ses enfants sont sous la protection de la DPJ. Elle conserve leurs jouets dans l’attente de retrouver leur garde. Elle assure n’avoir jamais levé la main sur ses enfants.
Jusqu’à récemment, il lui arrivait encore de lancer de la vaisselle à son amoureux ou de déchirer ses vêtements. Elle aurait déjà poussé son ex-mari en bas des escaliers et tenté de poignarder une ancienne conjointe. Quand elle sent la colère l’envahir, elle utilise maintenant un truc pour la contrôler: réciter en boucle le nom de ses cinq enfants, dont elle tente de retrouver la garde. Cathy (nom fictif) fait partie d’un groupe de thérapie pour femmes auteures de violence conjugale, une réalité tellement associée aux hommes que beaucoup ignorent qu’elle peut se conjuguer au féminin. Elle s’est confiée au Journal.
Son regard est doux, sa voix, timide. À première vue, rien ne laisserait croire que cette barmaid de 40 ans est capable d’exploser de colère au point de s’en prendre physiquement à quelqu’un de plus costaud qu’elle.
Pourtant, Cathy ne s’en cache pas : elle peut facilement passer pour une «maudite folle».
«Je me suis moi-même étiquetée comme ça plutôt que d’attendre que les autres m’étiquettent comme ça. Maintenant, ils sont juste d’accord avec moi», ironise celle qui avoue souffrir d’un trouble de la personnalité limite.
Après avoir perdu la garde de ses quatre premiers enfants, la Direction de la Protection de la jeunesse (DPJ) est venue chercher le bébé qu’elle venait de mettre au monde l’automne dernier. Elle a donc décidé de se prendre en main.
Cathy participe chaque semaine à une thérapie de groupe pour femmes au centre Option, un organisme de soutien aux adultes auteurs de violence conjugale ou familiale.
«C’est peut-être honteux de perdre [la garde de mes enfants], mais c’est glorieux d’aller les rechercher», déclare-t-elle.
Le Journal doit taire son vrai nom afin de protéger l’identité de ses enfants, qui sont sous la protection de la DPJ et qu’elle désigne avec tendresse comme ses «cinq merveilles».
«Tu vas te défendre»
Cathy n’a pas toujours été violente. Elle a grandi dans le quartier Rosemont, élevée par des parents qui ne l’ont pas maltraitée. Mais leur réaction à ses émotions n’était pas toujours adéquate, se souvient-elle. «Aussitôt que je me fâchais, ma mère me donnait tout ce que je voulais.»
Son père, chauffeur d’autobus, menaçait souvent de lui «donner une claque» lorsqu’elle était turbulente. La claque ne venait jamais.
À sa première peine d’amour, elle est allée chercher du réconfort auprès de sa mère. «Elle m’a repoussée et m’a donné 100 $ pour que j’aille magasiner.» Cathy a donc compris qu’il lui était interdit d’avoir de la peine. Aucune autre émotion que la colère n’était la bienvenue.
Au début du secondaire, elle était plutôt réservée. Jusqu’au jour où cinq filles la tabassent dans la cour d’école. «Mon père m’a dit: “si tu reviens encore en pleurant, c’est moi qui t’en sacre une. Tu vas te défendre”. Je suis passée de celle qui se fait frapper à celle qui menace de frapper.»
C’est à ce moment-là que les problèmes de gestion de l’agressivité ont commencé.
Soupe à l’enregistreuse
«Je suis une émotive extrême. Sauf que je le cache toujours derrière la colère. C’est comme si c’était la seule émotion que je connaissais. Et fais-moi pas peur, parce que si j’ai peur, je panique, je rentre dans une crise d’anxiété. Et ça, c’est le plus gros déclencheur.»
Quand elle s’est retrouvée en couple avec un homme contrôlant et jaloux, tous les éléments étaient en place pour que s’installe la violence conjugale.
De 18 à 30 ans, Cathy a été mariée à celui qu’elle nomme aujourd’hui l’ost… de crétin.
«Dans ce temps-là, on m’appelait “la femme soumise niaiseuse”. S’il y avait de la visite, il fallait que je ferme ma gueule», se souvient-elle. Il lui était même interdit de se baigner en maillot dans sa piscine, son conjoint ne pouvant tolérer qu’elle expose son corps aux voisins.
Un jour, elle a retrouvé une enregistreuse cachée dans ses bottes, une tactique de son conjoint pour l’espionner. «Ce soir-là, je lui ai servi une soupe à l’enregistreuse, avec du bouillon et des carottes.»
Critiques constantes, dénigrement: son mari usait régulièrement de violence psychologique, mais aussi physique. «Après deux heures à se faire chialer après et à recevoir des claques derrière la tête, je finissais par crier au meurtre et le traiter de tous les noms.»
D’autres fois, elle lui lançait des objets. «Quand il était soûl, j’y allais plus mollo parce qu’il aurait pu me tuer», dit-elle.
Les comportements violents de Cathy ont donc été moussés par son mari, en réponse à ses comportements agressifs à lui, une dynamique que les intervenants observent souvent dans les cas de violence au féminin.
«Les femmes sont une majorité à agir pour résister à la violence de leur partenaire», explique Marie-Pier Robitaille, qui étudie les différences sexuelles dans le cadre de son doctorat en criminologie à l’Université de Montréal. Les hommes sont plus nombreux à utiliser la violence pour terroriser ou contrôler leur conjointe, compare-t-elle.
Reste que les femmes, lorsqu’elles répliquent, n’agissent pas toujours uniquement en légitime défense.
Un jour, Cathy a poussé son mari en bas des escaliers. Une autre fois, c’est lui qui l’a pourchassée avec sa voiture dans le but de percuter la sienne, relate-t-elle.
La scène la plus horrible de ce ménage s’est produite plusieurs mois après leur rupture. Son ex-mari s’est présenté à sa nouvelle adresse en compagnie de son frère, prétextant vouloir lui rapporter des effets personnels. Mais les deux hommes avaient en réalité un plan macabre, selon le témoignage de Cathy, qui raconte avoir été sauvagement violée.
Elle n’a pas porté plainte à la police.
«Environ 90 % des femmes [qui participent au groupe de thérapie] ont été abusées sexuellement dans leur enfance ou à l’âge adulte», estime d’ailleurs Patricia Connolly, intervenante chez Option.
Transposition
Après cette rupture, Cathy a transposé ses réflexes violents dans ses relations suivantes.
Elle a notamment été en couple avec une femme. En 2010, elle a surpris cette dernière alors qu’elle s’apprêtait à frapper un de ses fils, ce qui l’a fait sortir de ses gonds. «J’ai eu l’impulsion de la poignarder, mais le couteau est entré dans le mur.» Pour ce geste, elle a été accusée de voie de fait. Elle a été acquittée, probablement parce que personne n’a témoigné contre elle en cour, suppose-t-elle.
Elle a également connu des épisodes violents envers son conjoint actuel, avec qui elle est en couple depuis six ans et qui est le père de ses deux plus jeunes enfants. «Je lançais de la vaisselle, je déchirais son linge.»
Il lui est même déjà arrivé de le blesser gravement au bras avec un couteau, révèle-t-elle. Il a toutefois préféré ne pas se rendre à l’hôpital pour éviter que la police s’en mêle.
Or, son conjoint actuel n’est pas du tout violent. «Au contraire, il va toujours essayer de me calmer. Il est tellement passif qu’il en est fatigant», plaisante-t-elle.
Cathy remarque d’ailleurs que ses épisodes colériques sont de moins en moins fréquents. «Ça sert à rien avec lui! C’est un homme parfait.»
Reste que la colère l’envahit encore parfois, mais elle parvient maintenant à se retirer en clamant: «Je m’en vais gérer ma colère».
«Si ça ne marche pas, je récite le nom de mes enfants deux fois, cinq fois, dix fois.»
Tant pour les femmes que les hommes qui participent aux groupes de soutien chez Option, les enfants sont effectivement le plus puissant levier thérapeutique, constate Mme Connolly.
«Ils ont souvent plus d’empathie pour les conséquences de leurs comportements sur leurs enfants que sur leur conjoint.»
Les parents ne sont pas toujours conscients que le simple fait de les exposer à la violence peut être traumatisant, même s’ils ne s’en prennent pas directement à eux, ajoute Mme Connolly.
«Je n’ai pas le droit de [bousiller] la vie de mes enfants», insiste Cathy, qui assure toutefois n’avoir jamais levé la main sur eux. La DPJ lui reproche plutôt ses accès de colère, mais aussi sa consommation de cocaïne, un problème qui est pratiquement réglé, précise-t-elle.
«Si on ne m’avait pas dénoncée à la DPJ, je n’aurais jamais eu d’effort à faire sur moi», avoue-t-elle, ajoutant qu’elle ne veut maintenant plus s’opposer à ceux qui essaient de l’aider.
«Je vais m’en sortir», dit-elle avec confiance, un sourire au coin des lèvres.
Étant donné la nature du témoignage de Cathy, certains éléments de son récit n’ont pas pu faire l’objet d’une vérification auprès des personnes impliquées.