Penser la violence des femmes
Penser la violence des femmes par Rose-Marie LAGRAVE
Journal Libération : « De la violence et des femmes, Albin Michel) et soulignent la percée de cette thématique, longtemps impensable, voire tabou. Car penser la violence des femmes perturbe l’ordre des sexes, tout autant qu’il modère la victimisation féminine et desserre la relation dominant/dominée, deux crimes de lèse-majesté féministe. » « La vérité est rétablie : les femmes de tous temps ont été violentes. Pour autant, ce «pavé dans la mare des sciences sociales et du féminisme»(Lagrave) ne fait pas l’apologie de cette violence, il la pense pour réclamer «une égale reconnaissance de son usage» »
En désirant qu’Arlette Farge préface cet ouvrage interdisciplinaire de 27 contributions, les sociologues Coline Cardi et Geneviève Pruvost l’inscrivent dans la continuité des travaux novateurs que l’historienne avait dirigés avec Cécile Dauphin en 1997 (De la violence et des femmes, Albin Michel) et soulignent la percée de cette thématique, longtemps impensable, voire tabou. Car penser la violence des femmes perturbe l’ordre des sexes, tout autant qu’il modère la victimisation féminine et desserre la relation dominant/dominée, deux crimes de lèse-majesté féministe. Ces dernières années, une plus grande visibilité de la violence féminine dans l’espace privé (infanticide, violences conjugales et parentales, inceste) et public (délinquance en «bande» de filles, terrorisme, violences de guerre) a émoussé cet interdit tacite. Seule la littérature n’y fut jamais soumise ; de fait, même les institutions chargées de la prise en charge des auteurs de violence de guerre l’ont intégré : leurs plans d’aide et de prévention ne s’adressent qu’aux seuls hommes (Freedman).
Silence. A partir de sources ignorées, les auteurs découvrent les femmes violentes, en des gestes historicisables, et le processus d’occultation qui les a invisibilisées. Certaines ont participé à l’effacement afin d’éviter la répression de comportements, doublement déviants par le recours à la violence d’une part, et par la transgression des normes de genre d’autre part. Telle est bien la fonction du silence des génocidaires féminines du Rwanda (Baraduc). Il faut l’autorisation sociale de la violence féminine pour qu’elle se dise aisément, comme celle, domestique, de Maliennes, mode éducatif et moyen de contrôle de l’honneur familial. Elle peut aussi s’exercer entre femmes, moins pour subvertir l’ordre social que pour s’élever contre la place assignée dans la cellule polygamique ; à moins que cette violence publique banalisée ne serve d’exutoire à la violence féminine, «afin d’en préserver d’autres hommes» (Felman).
Ce livre, confronté à la difficile interprétation des violences féminines et à leur articulation avec la domination masculine, préconise une analyse en trois temps. D’abord, le recours à la symétrisation, propre à faire surgir des silhouettes oubliées, celles des femmes dans l’émeute vivrière de mai 1775 (Chevalier) ou celles du «bataillon des fédérées» du XIIe dans le Paris communard (Deluermoz). Deuxième temps : la spécification ou comment les normes de genre créent «de la différence dans l’exécution des violences sociales ou dans l’interprétation sociale qui en est donnée» ; ainsi naquirent des figures imaginaires- de la sorcière à la pétroleuse (Lagorgette) -, ainsi fut disqualifiée la dimension politique des militantes d’Action directe (Bugnon). Ces deux procédés devraient aboutir au troisième temps : la sortie de «la réitération binaire de la violence des femmes», pour conduire donc «à penser le non genre».
Pour lors, on retiendra que l’occultation et le déni de la violence féminine résultent d’un complexe processus d’éviction, combinaison d’une naturalisation et d’une pathologisation des femmes violentes, ainsi que d’un sous-enregistrement et d’une requalification de leurs violences. L’incrimination du corps des femmes nie leur conscience et leur responsabilité ; la constante sous-représentation des incarcérées proviendrait de la déresponsabilisation des actes délictuels féminins, expression d’une clémence à l’égard de «faibles femmes». Médecine, police et justice se mettent en adéquation avec les normes de genre, quitte à évacuer des violences hors cadre – celles entre lesbiennes (Watremez) – et pathologisent la violence féminine. Classer les actes incestueux des femmes dans des dossiers d’attentat à la pudeur suffisait à bâtir une fausse dissymétrie de genre, fondatrice de la répartition sexuée des délits et d’une chronologie crescendo de la violence féminine.
Pavé. Son élaboration repose, démontre cette étude, sur un «déni d’antériorité» qui fait croire aujourd’hui à la nouveauté de la violence au féminin. La vérité est rétablie : les femmes de tous temps ont été violentes. Pour autant, ce «pavé dans la mare des sciences sociales et du féminisme» (Lagrave) ne fait pas l’apologie de cette violence, il la pense pour réclamer «une égale reconnaissance de son usage» et le droit des femmes à l’accès à la violence légitime, que les hommes possèdent.
COLINE CARDI, GENEVIEVE PRUVOST (sous la dir. de)
Penser la violence des femmes Préface d’Arlette Farge, postface de Rose-Marie Lagrave.
La Découverte, 442 pp., 32 €.