Pédophilie: les femmes aussi
Mères de famille, nourrices… Elles apparaissent plus fréquemment dans des affaires de viols ou d’attouchements sur enfant. Enquête sur l’ultime tabou
Quand la fillette entre dans son cabinet parisien, la thérapeute Martine Nisse est bouleversée. Sous son casque blond, Eve (*), 12 ans, a la mine renfrognée. Et les mains lacérées. «Ingérable», a dit son père. Tour à tour mutique et agressive, elle se cogne la tête et se meurtrit les mains contre les murs. Comme pour s’en prendre à celles qui, entre l’âge de 7 et 9 ans, l’ont caressée, déflorée et même soumise aux pulsions d’hommes de passage. Ces mains, c’étaient celles de sa mère… Jamais cette fille sage d’un couple de petits employés n’avait parlé. Jusqu’au jour où elle avoue à une voisine que «la sorcière l’embête». Les services sociaux sont alertés, Eve est aussitôt placée. L’affaire démarre, à grand- peine. Et le procès a lieu, en 1993. Eve témoigne, terrorisée. Elle lit, dans les regards, l’incrédulité: «Regarde comme ta maman est fatiguée…», lui dit une dame. La mère accueille le verdict sans broncher: quinze ans ferme.
Des mains, d’ordinaire tendres, qui dérapent, des gestes insidieux… Et des souffrances tues, à l’ombre de l’ultime tabou. «On pense, à cause d’une représentation anatomique des sexes, que le viol ne peut être que masculin, explique le Dr Daniel Zagury, expert-psychiatre auprès des tribunaux. L’idée qu’une femme puisse abuser d’un enfant est totalement occultée.» Et pourtant… Dans l’affaire du réseau pédophile d’Angers, en instruction, 42 personnes sont mises en examen, dont 20 femmes, pour viol sur mineurs de 15 ans et proxénétisme aggravé. A Maubeuge (Nord), quatre couples viennent d’être écroués. Ils sont accusés d’actes de pédophilie sur leurs 15 enfants. «Mais ce continent noir reste méconnu, poursuit l’expert, tant il est impensable, dans les abus sexuels, de prêter aux femmes un rôle actif, et plus seulement passif…»
Les abus de ce type sont peu portés à la connaissance de la justice. Selon la chancellerie, les femmes représentent 3% des condamnations pour «viols et attentats à la pudeur» en 2000 (1,5% en 1996). «C’est peu fréquent», confirme Yvon Tallec, responsable du parquet des mineurs à Paris. «Les femmes sont surtout mises en cause pour non-assistance à personne en danger, explique, en écho, le psychiatre Roland Coutanceau. L’agression sexuelle, moins vécue chez elles comme un moyen de se donner du plaisir, n’a pas le caractère compulsif qu’elle a chez l’homme.»
Le phénomène serait-il pourtant sous-estimé? C’est ce qu’avancent nombre d’experts anglo-saxons, les premiers à avoir travaillé sur le sujet dans les années 80, ainsi que des spécialistes français. Philippe Genuit, psychologue à la prison des femmes de Rennes, a codirigé la seule étude française sur la question entre 1985 et 1998, sur un échantillon de 69 femmes incarcérées pour infractions sexuelles. «Il y a encore peu de temps, explique-t-il, l’idée d’une femme auteur d’abus sexuel était inconcevable. On commence juste à penser qu’elles ont parfois un rôle plus complexe qu’on ne veut l’imaginer. Et que les statistiques offrent un reflet atténué de la réalité.» Difficile, pour la justice, de prouver les abus. Et pas facile, pour les victimes, de les dévoiler.
Océane, 14 ans, en témoigne avec difficulté. Elle a été abusée par sa mère depuis sa plus tendre enfance. «Elle me faisait dormir avec elle, se collait à moi, m’embrassait, me touchait comme si j’étais son amant…, murmure-t-elle. Aucun psychologue ne m’a jamais crue.» C’est une association, Poil de carotte, qui l’a aidée à demander à aller vivre avec son père. Mais, comme la plupart des victimes, Océane n’a jamais osé porter plainte. Ecrasée par la honte. «On leur dit: ?Vous avez dû mal interpréter?, souligne Jeanne Hillion, la fondatrice de Poil de carotte. Alors, elles préfèrent se taire.» Carole Damiani, psychologue à Paris Aide aux victimes, cite le cas de cette vieille dame venue la voir, à la fin de sa vie, sitôt sa soeur décédée: «Elle avait attendu que sa ?violeuse? meure pour se libérer…»
«C’est le problème de ces abus: le défaut de reconnaissance», résume Martine Nisse, thérapeute au centre parisien des Buttes-Chaumont, spécialisé dans l’accueil des victimes et auteurs de maltraitance. Il y a cinq ans encore, la spécialiste n’avait jamais été confrontée à de tels cas. Aujourd’hui, sur la centaine d’affaires de familles qu’elle traite chaque année, «une sur deux implique des femmes, actrices ou complices», insiste-t-elle. Une estimation en hausse. A l’instar des appels à l’association Enfance maltraitée, passés, pour ce type d’abus, de 6 à 8% entre 1999 et 2000.
Des femmes pédophiles, le psychiatre Boris Cyrulnik en a reçu. Des nourrices, mais aussi des femmes issues de milieux aisés… «Comme les hommes, ce sont des prédatrices qui vont chercher les enfants en dehors du cercle familial», dit-il. Mais la justice les connaît peu. La grande majorité des cas rencontrés par les experts en prison relève de l’inceste.
Parmi elles, les femmes agissant seules sont une minorité, dépassant souvent, sans y penser, les bornes du maternage. Comme la mère de Paul, 26 ans, qui se souvient, troublé: «C’était comme un jeu pour elle. Prendre n’importe quel prétexte pour me caresser pendant la toilette, m’observer. Elle faisait avec moi comme avec son mari. J’étais stimulé mécaniquement, mais ça me gênait terriblement…»
Mais, ces femmes étant peu repérées, la plupart des agresseuses connues de la justice sont complices d’un homme. «Beaucoup sont entraînées par un conjoint dominateur à avoir un rapport avec leurs enfants, parfois avec des amis, explique Philippe Genuit. Certaines n’ont pas la force de refuser. D’autres y trouvent du plaisir.» Leur profil: un passé souvent chargé de viols, avec une mère peu aimante, des carences sociales et une vie de couple émaillée de violences. Pour s’affirmer, ces femmes utiliseraient ainsi l’enfant «comme un objet propre à résoudre un déficit d’identité». Histoire de rejeter sur lui cette image d’être vulnérable qui était la leur… «L’abus sexuel a alors plus à voir avec le pouvoir qu’avec la sexualité, résume Philippe Genuit. Même si elles se présentent comme des victimes.» Un «cliché», selon lui, dont il faut se défier, car «l’examen de ces détenues montre, en fait, que certaines sont plus ou moins actrices. Et que c’est la rencontre entre deux personnalités pathologiques, avec une perversité propre à chacun, qui se révélerait néfaste».
Karine, 25 ans, a longtemps fait les frais d’un tel couple infernal. Son père l’a battue et violée jusqu’à ce qu’elle s’enfuie, à 19 ans. Sa mère a commis des attouchements sur elle, adolescente, au prétexte de la soigner… Céline, 19 ans, a, elle aussi, connu l’enfer. Violentée par son père. Obligée de céder à sa mère, une «manipulatrice», selon l’expert, qui lui faisait la tête pour qu’elle vienne dans son lit le matin… Au procès, l’an dernier, à Angers, Céline a d’ailleurs fait chavirer les jurés, lorsqu’elle a dit: «Maman, je ne comprendrai jamais. Toi, papa, je te pardonne…» Explication de Martine Nisse: «L’inceste de la mère, celle qui est censée protéger, est vécu de manière insupportable. D’où la difficulté de le traiter.» Et la nécessité de «faire reconnaître ces victimes de l’ombre par la justice».
Pas si simple, enfin. Car celle-ci «bute contre nos représentations mentales, analyse le juge Xavier Lameyre, spécialisé dans la criminalité sexuelle. Ces femmes sont si éloignées de l’image que nous avons de la bonne mère ou de la femme victime qu’on hésite entre deux extrêmes. Quand il n’y a pas eu de classement sans suite, soit elles sont, à fait égal, plus légèrement condamnées que les hommes, par réflexe de compassion. Soit, au contraire, elles le sont plus lourdement, tellement c’est inconcevable…»
Pourtant, les mentalités évoluent: «De plus en plus, souligne le juge, on songe à poursuivre des femmes pour ce type d’abus et c’est nouveau. On commence peut-être à penser la déviance sous l’angle de la parité…» Signe révélateur: le Collectif féministe contre le viol a récemment lancé une étude sur le sujet. Pour Océane, l’espoir est là: «S’il vous plaît, parlez-en pour qu’on nous croie, enfin.»
(*) Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat.
Il me semble que l’incestuel préludant l’incestueux est un véritable fléau légitimé par l’exigence de nos sociétés requérant de la part du parent ce sentiment qu’est l’amour inconditionnel en lieu et place de la raison. D’où dérapages.
J’ai observé succinctement ce qui se passait dans une société, le Japon, où le rôle de la mère est survalorisé, notamment parce qu’elle en retire son seul véritable statut social. Comportements incestuels, voire incestueux sociétalement “admis” donnant pléthores d’adultes devenant pédophiles pour simplement reproduire cette proximité charnelle adulte/enfant vécue dans leur enfance.