Maltraitance psychologique des parents: “Tu ne seras jamais aimée de personne”
La maltraitance psychologique est un fléau invisible qui détruit au quotidien des milliers d’enfants. Des années après les faits, notre contributrice, Sandra, âgée de 35 ans, témoigne.
“Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais les familles malheureuses le sont chacune à leur manière.” Cet incipit d’Anna Karéninea longtemps fait écho à mon enfance douloureuse, dont je ne garde presque aucun souvenir heureux.
D’aussi loin que remonte ma mémoire, mes relations avec ma mère sont empreintes de violence verbale et physique. Quand j’avais trois ans et que je mouillais mon lit, elle me faisait prendre des douches glacées pour me punir. Quand j’avais quatre ans et que j’échouais à reconnaître les lettres de l’alphabet, elle me donnait des coups de poing. Dès l’âge de cinq ans, coups de ceinturon et de martinet ont émaillé mon quotidien, assortis de paroles d’une violence inouïe.
Cours de violon et séjours à la cave
Violon, tennis, danse classique, équitation, solfège, cours particuliers d’anglais et de chinois, scolarisation dans les meilleurs établissements privés de Paris: dès l’enfance, mes cinq frères et soeurs et moi étions préparés à devenir de parfaits petits singes savants pour mieux briller en société. La pression qui entourait ces activités extra-scolaires -qui nous faisaient achever nos journées à 21 heures tous les soirs- était terrible.
Ma mère avait deux visages: celui qu’elle montrait en société, et celui qu’elle tournait vers nous, en privé. Lorsqu’il y avait des invités à la maison, elle se montrait aimante, douce, tendre, en un mot, parfaite. Dès que nous étions seuls, en revanche, nous en étions quittes pour un déferlement de violence verbale et physique.
Tout était bon pour déclencher ce que nous appelions une “raclée“: une note en dessous de la fatidique barre des 15 à l’école, des emballages de bonbons retrouvés dans les poches de nos manteaux, une gamme mal exécutée au violon. C’était alors des cris, des insultes, des coups. Les garçons étaient des “salauds”, les filles des “petites putes”. La punition ultime était de nous enfermer à la cave pendant des heures, sans lumière et sans nourriture, afin- très paradoxalement!- de nous “remettre les idées au clair”.
L’obsession de la virginité
L’obsession de ma mère était de détruire tout ce que nous faisions. Ma soeur, douée pour le dessin, voyait ses carnets déchirés ou jetés au feu à la moindre incartade. Quant à moi, je noircissais des journaux intimes où j’écrivais dans le style pataud cher aux collégiens mes mésaventures familiales et sentimentales. Ma mère prenait un malin plaisir à subtiliser ces carnets, à en photocopier les passages les plus intimes et à les lire aux repas de famille en se moquant de mes premiers émois et de mes fautes d’orthographe.
C’est à l’adolescence que la hargne de ma mère a connu son apogée. Obsédée par la virginité de ses filles, qui devaient “se préserver avant le mariage”, elle a à plusieurs reprises demandé à notre médecin de famille de vérifier l’intégrité de nos hymens, ce qu’il a, heureusement, toujours refusé de faire.
Plus que les coups, c’était les mots qui nous détruisaient. Quelle que soit l’excellence de nos résultats scolaires ou les mentions obtenues à chaque examen au conservatoire, notre mère nous faisait bien comprendre que nous n’étions rien, et que nous ne valions rien. Lorsque nous avons commencé à grandir, elle nous répétait, à mes soeurs ainsi qu’à moi-même, que laides et couvertes de boutons comme nous l’étions, nous “n’avions pas grand chose pour nous” et que nous ne serions jamais aimées de personne. Lorsque j’ai embrassé mon premier petit copain, j’ai essuyé une raclée, et cette sentence terrible: “Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu finiras pute sur les boulevards.”
Ces adultes qui savaient et n’ont pas aidé
Plusieurs fois, je me suis plainte, auprès de professeurs ou de parents d’amis. Cela n’a jamais servi à rien: comment croire que des enfants issus d’une famille bourgeoise et catholique, ayant reçu la meilleure des éducations et portant l’équivalent d’un smic en vêtements puissent vivre un enfer au sein de leur propre foyer? Pire encore, certains adultes auxquels j’avais confié ma détresse n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’en parler… à ma mère, qui leur assurait que j’étais mythomane, se faisait plaindre d’avoir une telle progéniture et m’infligeait de mémorables raclées dès que nous rentrions à la maison.
Si ma mère n’avait été qu’un monstre froid, les choses auraient été paradoxalement plus simples: j’aurais pu la haïr en bloc et en faire un contre-modèle. Mais elle était capable d’être la plus aimante, la plus tendre et la plus attentionnée des mères. Elle pouvait nous battre, et venir nous consoler en jurant qu’elle nous aimait en l’espace d’une heure. Tour à tour charmante, drôle, tendre et spirituelle et vindicative, hargneuse et violente, elle nous faisait vivre dans l’angoisse permanente du renouveau d’un accès de violence.
J’ai appris récemment que, contrairement à ce que je pensais, nombre d’amis de la famille savaient tout de ce qui se passait sous notre toit. Certains m’ont même mise en garde contre le fait que je puisse être amenée à reproduire ce que j’avais vécu avec mes futurs enfants. Je suis en colère contre ces adultes qui, par lâcheté ou par peur, n’ont rien dit et ont laissé perdurer une situation qu’ils savaient destructrice.
“J’ai décidé de m’en éloigner”
Plus de vingt ans après les faits, je n’en veux pas à ma mère. Je sais qu’elle souffre plus encore qu’elle ne nous a jamais fait souffrir, et qu’elle sera toute sa vie écartelée par les deux facettes si contradictoires de sa personnalité. Je sais aussi qu’elle nous aime, beaucoup, mais qu’elle est incapable de nous le faire savoir autrement que par la violence.
Aussi, j’ai décidé, peu à peu, de m’en éloigner. Je suis partie vivre en internat à l’âge de quinze ans et ai fait mes études dans un autre pays, pour ne plus vivre en permanence dans la peur d’une nouvelle crise. Cette liberté a eu un prix: je n’ai pas vu grandir mes frères et soeurs, dont je ne suis pas aussi proche que je le souhaiterais. Je revois ma mère de temps en temps, à l’occasion de fêtes de famille où elle joue à merveille le rôle de la mère parfaite qu’elle n’a jamais été. Je ne dis rien, je souris et espère ne jamais lui ressembler.