MA MÈRE, MON AGRESSEUR
Quand on parle d’inceste, on pense tout de suite aux hommes. Aujourd’hui, les cas d’inceste demeurent encore des secrets biens gardés. Ils sont très peu rapportés. Mais que se passe-t-il lorsque c’est une mère qui agresse son enfant? La mère est perçue comme le refuge d’amour et de tendresse. Souvent, on ne veut même pas en entendre parler. En plus du récit cauchemardesque de leur enfance, des victimes d’inceste maternel nous racontent à quel point il leur a été difficile de trouver une oreille attentive, compréhensive.
Il y a 20 ans, la violence familiale était un sujet très peu abordé dans les médias. Au Canada, il aura fallu une commission d’enquête nationale pour que la société constate l’ampleur du phénomène. Le père, surtout, était considéré comme le responsable de la violence qui sévissait dans les familles. En paroles, l’inceste impliquait nécessairement le père avec une de ses filles.
«Quand tu es agressé par une femme, par ta mère, c’est très différent. On attend tout d’une mère, c’est naturel. Quand tu es bébé, la première personne vers qui tu te tournes, c’est ta mère. Elle est censée te nourrir, te protéger. Quand tout ça est tordu, c’est toi qui deviens tordu.»
– Eleonor
Depuis l’origine des temps, la mère apparaît comme le premier et le dernier refuge des enfants pour obtenir compassion et chaleur. Et c’est avec beaucoup de circonspection que nous levons un coin du voile sur les agressions sexuelles commises par des femmes, le plus souvent la mère. Un tabou que nous transgressons pour jeter un peu de lumière sur un comportement aussi difficile à comprendre qu’à nommer. Mère incestueuse, femme pédophile? Les mots écorchent et personne ne veut les entendre.
«Quand ça se passe dans la famille, les agressions peuvent commencer aussi tôt qu’à 2 ou 3 mois, quand le bébé est tout petit. Les gens agressent, par exemple, avec leur doigt, à l’intérieur du bébé, et ce n’est pas pour mettre de la crème. Il y a même des mères qui ont sucé le pénis de leur petit garçon.»
– Michele Elliott, psychologue, Kidscape, Londres
Michele Elliott, une spécialiste des agressions sur les enfants, est peut-être celle à qui on a confié les secrets les plus douloureux. À Londres, elle dirige un organisme voué à la défense des enfants, Kidscape. Auteure d’une vingtaine d’ouvrages sur les hommes agresseurs d’enfants, elle a suscité tout un émoi lorsqu’elle a publié, il y a 10 ans, un livre sur les agressions sexuelles commises par des femmes – surtout des mères. Son livre est à peine lancé qu’elle est inondée d’appels au secours de femmes et d’hommes victimes d’inceste maternel.
«Avant de rencontrer Michele, je ne savais pas que d’autres avaient subi la même chose que moi. Il n’y avait pas de livre là-dessus, rien.»
– Lucy Jenner
Jeune, Lucy était contrainte de coucher avec sa mère. Le seul lit de la chambre était collé au mur: impossible de s’échapper. «Elle se collait à moi, derrière moi, et voulait que je lui dise que je l’aimais. Puis, elle prenait différents objets qu’elle insérait dans mon vagin ou mon anus. Parfois, elle utilisait ses doigts. J’étais forcée de la stimuler oralement.»
Lucy Jenner, devenue elle-même thérapeute, a encore de la difficulté à parler de sa mère comme d’une agresseur, un mot qui n’existe pas au féminin. Les enfants élevés par des mères incestueuses finissent par croire que c’est normal, car ils ne connaissent rien d’autre. De plus, ils n’ont souvent personne à qui en parler et ne connaissent même pas les mots pour décrire ce qu’ils subissent.
Monique Tardif est la psychologue, au Québec, la plus familière avec le dossier des agressions sexuelles commises par les femmes. Elle peut aujourd’hui tracer un profil de ces mères incestueuses: des femmes en majorité agressées elles-mêmes par leur père et qui voient souvent leur fille comme une rivale.
«En fait, les femmes ont de la difficulté à reconnaître la dimension du plaisir qu’elles auront avec un enfant. Certaines d’entre elles prendront la main de l’enfant pour se caresser les organes génitaux ou s’introduire les doigts de l’enfant dans le vagin. Mais c’est l’exception, la majorité vont davantage ressentir un plaisir par le contrôle ou le pouvoir qu’elles auront sur l’enfant.»
– Monique Tardif, psychologue, Centre de psychiatrie légale, Institut philippe-Pinel
Officiellement, les dossiers criminels démontrent qu’environ 5 % des agressions sexuelles sont commises par des femmes. Mais ce n’est pas parce que cette violence n’est pas signalée qu’elle n’existe pas. Selon les psychologues qui traitent les victimes, le pourcentage serait plutôt de l’ordre de 22 %.
Le traumatisme d’avoir été trahi profondément par la personne qui nous a donné la vie laisse des cicatrices souvent permanentes ou, pire, des plaies ouvertes. C’est à la suite d’une longue thérapie que la plupart des victimes d’agressions sexuelles ont peu à peu retrouvé les souvenirs de leur passé. C’est la plupart du temps un cumul d’échecs personnels qui les amène devant un thérapeute.
«Je crois que, pour les victimes d’agression, la seule façon de s’en sortir, c’est de tout mettre dans une petite boîte pour ne plus avoir à y penser. Puis, un jour, quelque chose arrive dans leur vie, et c’est comme une bombe à retardement, ça éclate.»
– Michele Elliott, psychologue, Kidscape, Londres
Les victimes d’incestes multiples vont plus facilement parler des agressions commises par leur père. Le constat de la mère incestueuse est trop difficile à faire. Sarah a été agressée par son grand-père, son père et sa mère. Lorsqu’on lui demande ce qui a été le plus douloureux pour elle, elle répond, définitivement, sa mère: «Je me suis sentie dépouillée de tout. Même sans les autres agressions, je crois que je serais demeurée très déséquilibrée, avec le sentiment de ne pas faire partie de la race humaine, à cause de ma mère.»
Cette violence, presque inimaginable, se vivait la plupart du temps au quotidien et, pour les enfants, faisait partie de la normalité des choses.
«Je ne réalisais pas jusqu’à quel point je ne connaissais rien de la vie normale. Notre famille semblait fonctionner sur des bases différentes, différentes des autres. Comment dire, je pense que, très jeune, j’ai perdu tout espoir que quelqu’un, une personne, fasse cesser tout ça.»
– Sarah
Mais ce qui étonne le plus, c’est la quête de cet amour maternel, dont elles ont été privées et qu’elles semblent rechercher à tout prix. Bien qu’elle soit en thérapie depuis plus de 15 ans, Lucy Jenner visite régulièrement sa mère et s’assure qu’elle ne manque de rien: «Jusqu’à sa mort, je sais que j’aurai l’instinct de la protéger, mais, en même temps, je n’oublie pas. Elle n’a jamais rencontré mes enfants, elle ne connaîtra jamais ça, être grand-mère. Ça ne fera pas partie de sa vie. C’est ma façon à moi de composer avec la situation.» Quant à Sarah, elle aussi voit encore ses parents. Chaque année, elle se rend aux États-Unis pour leur rendre visite.
«Je voulais désespérément l’aimer. Vous savez, quand vous êtes un enfant, vous aimez votre mère. C’est normal, non? Les enfants aiment leur mère.»
– Sarah
«Ce qu’elles souhaitent le plus, c’est que leur mère se sente tellement mal et les aime assez pour leur dire: “Je suis désolée, je n’aurais pas dû faire cela, c’était mal, tu n’es pas à blâmer”. […] Ce qui n’arrive jamais.»
– Michele Elliott, psychologue, Kidscape, Londres
Paul aura bientôt 50 ans. Abandonné par sa mère naturelle quand il avait 3 ans, il est adopté par un couple de Birmingham, en Angleterre. Le souvenir de cette mère adoptive est pour Paul un cauchemar.
«Elle m’a dit: “Tu penses que personne ne t’aime, et bien personne ne m’aime moi non plus. On va s’aimer tous les deux”. Puis, s’est installé un cycle d’intimité perverse dans lequel elle m’utilisait pour satisfaire ses besoins.»
– Paul
Il n’y a donc pas que les filles qui soient victimes d’inceste maternel. Environ 35 % des victimes seraient des petits garçons. Les préjugés sociaux liés aux mythes de l’initiation sexuelle sont encore très forts.
«Quand un garçon est agressé par une femme, les hommes vont dire: “Chanceux, tu as été initié au sexe. J’aurais aimé que ça m’arrive”. Mais vous parlez à ces garçons quand ils sont plus vieux, et vous réalisez à quel point ça les a affectés.»
– Michele Elliott, psychologue, Kidscape, Londres
Michel est le benjamin d’une famille de cinq enfants, père militaire, mère soumise, une famille où l’on s’exprimait peu. La mère, comme le reste des enfants, ferme les yeux quand le père s’enferme avec Jocelyne, la sœur aînée de 14 ans. Dans cette famille où le silence est loi, Jocelyne, adolescente agressée par son père, tourne sa détresse vers son petit frère. Elle devient lentement l’agresseur de Michel.
À 40 ans, Michel a toujours refoulé son passé, et il s’est aperçu que lui aussi était un maillon dans une chaîne d’agressions: son père avait agressé sa sœur, qui l’avait agressé, lui. Et maintenant, c’était son tour: «Plus tard, Jocelyne a eu une fille, Diane, sur qui j’ai fait des attouchements. Quand j’ai fait ça, Diane était adolescente, elle avait 15-16 ans. Dans ce temps-là, c’était incroyable, je ne trouvais pas que c’était grave.»
Les enfants agressés ne deviennent pas tous des agresseurs, loin de là. Mais on sait que 80 % des mères qui agressent leurs enfants ont été agressées elle-même. La peur de devenir agresseur à son tour est souvent une crainte réelle chez les victimes. Et c’est peut-être la pire des séquelles: penser que soi-même on pourrait agresser son enfant.
«Elles sentent qu’elles ne peuvent pas toucher leur propre enfant, ou tout autre enfant. Si elles le touchent, elles se transformeront en leur mère et agresseront, elles aussi. Alors, l’agression leur a non seulement volé leur enfance, leur identité, mais aussi leur capacité d’interagir.»
– Michele Elliott, psychologue, Kidscape, Londres
Journaliste: Hélène Courchesne
Réalisatrice: Nicole Messier
https://ici.radio-canada.ca/actualite/enjeux/reportages/2004/040309/mere-agresseur.shtml