L’homme doit être fort?
«On a encore comme idée que l’homme doit être fort et qu’il peut prendre les coups. Mais ce n’est pas plus le fun pour un homme de recevoir un coup que pour une femme.»
Philippe (nom fictif) a été victime de violence conjugale depuis les premiers jours de son mariage. Encore aujourd’hui, il dit essuyer insultes, menaces et manipulations de son ex-conjointe, de qui il essaie de divorcer depuis deux ans. L’Estrien a accepté de raconter son histoire, en demandant de conserver l’anonymat pour protéger ses enfants et puisque le divorce n’est toujours pas réglé.
Mardi, une étude de l’Université de Sherbrooke, dévoilée en primeur aux Coops de l’information, révélait qu’un homme en couple sur cinq a confié avoir été victime de violence conjugale durant la pandémie, qu’elle soit physique, verbale ou psychologique.
La violence subie au cours de la vie commune m’a blessée, mais celle subie après la rupture m’a détruite.
Tabous à briser
La Dre Mélissa Généreux et le professeur Philippe Roy, de l’Université de Sherbrooke, présentaient mardi l’analyse des données recueillies entre l’automne 2020 et l’automne 2021 auprès de 4000 hommes. Les constats sont alarmants: 20 % des hommes en couple disent avoir été victimes d’une forme de violence conjugale. De plus, 6 % des hommes sondés affirment avoir été la cible de violence physique, une proportion deux fois plus grande que chez les femmes.
«Je suis content que ça sorte, et que ce soit bien documenté, commente Ricky Chabot, porteur du dossier santé et bien-être des hommes pour le CIUSSS de l’Estrie-CHUS. Ce n’est pas un petit échantillon. C’est préoccupant, parce qu’on a beaucoup d’hommes qui se trouvent dans une situation d’abus et qui n’en parlent pas.»
En effet, le nombre de consultations psychosociales a diminué durant la pandémie, passant de 10% en 2018 à 8% en 2021, selon un sondage SOM. Il n’est donc pas étonnant que les chiffres de l’enquête de la Dre Généreux ne se reflètent pas sur le terrain.
«Dans notre clientèle, les hommes n’appellent pas pour cette raison-là», poursuit M. Chabot, aussi assistant à la coordination professionnelle pour Info-Social de la région de l’Estrie.
«Souvent, ça va ressortir à travers un autre type d’intervention. Par exemple, dans un cas d’idéation suicidaire, on découvre que l’homme se sent comme de la merde dans son couple, qu’il vit du contrôle et du dénigrement.»
Les hommes sont aussi peu enclins à se confier à leurs proches. M. Chabot donne l’exemple d’une chambre de hockey où, après le match, un homme dont la conjointe lui a ordonné de revenir maximum à 23h, va plutôt prétexter la fatigue pour ne pas s’attarder.
Il explique que les menaces et manipulations envers un homme sont régulièrement tournées en dérision. «Mais ce n’est pas drôle d’avoir peur de sa blonde. Être contrôlé, ce n’est pas plus drôle pour un homme que pour une femme. Mais c’est banalisé.»
L’intervenante Sylvie Bousquet, de Ressource pour hommes de la Haute-Yamaska, croit qu’on devrait revoir l’expression «violence conjugale», puisqu’elle est fortement teintée de préjugés. «La violence n’a pas de genre, dit-elle. La violence conjugale est souvent associée aux hommes agresseurs, mais ce n’est pas représentatif.»
Selon l’étude émanant de l’Université de Sherbrooke, 20 % des hommes en couple disent avoir été victimes de violence, qu’elle soit physique, verbale ou psychologique. De plus, 6 % affirment avoir été victimes de violence physique, une proportion deux fois plus grande que chez les femmes sondées.
Professeur à l’école de travail social de l’Université de Sherbrooke, Philippe Roy était particulièrement intéressé à analyser les données de l’enquête. Il s’est manifesté auprès de sa collègue Mélissa Généreux pour lui filer un coup de main. Selon lui, il est encore tôt pour interpréter efficacement les données.
Je pense que ça va prendre du temps pour qu’on les interprète de façon réfléchie. On est beaucoup dans une phase de choc, on est un peu frappés par ces données-là.
L’analyse des données, récoltées entre l’automne 2020 et 2021 auprès de 10 000 personnes, dont 4000 hommes, a en effet réservé quelques surprises.
Les hommes de 18 à 24 sont plus nombreux que les plus âgés à vivre de la violence conjugale physique (15 %). Selon l’étude, plus l’homme avance en âge, moins il subit de violence physique. «Pour les femmes, on n’a pas vu cette relation d’âge», mentionne la Dre Généreux.
Difficile de trouver une explication à cette corrélation. La médecin spécialiste en santé publique, qui est aussi candidate pour Québec solidaire, croit que le taux d’anxiété particulièrement élevé chez les femmes de cette tranche d’âge pourrait fournir un début d’explication. Les hommes hétérosexuels de 18-24 ans ont plus de chances de fréquenter une femme de leur âge. Les cas d’anxiété ont bondi chez celles-ci depuis deux ans, et elles pourraient utiliser un mauvais mécanisme de réponse en étant agressives physiquement, verbalement ou psychologiquement envers leur conjoint.
«Je ne suis pas en train de légitimer les gestes de violence, mais pour moi, c’est un indicateur de détresse de la part de l’agresseur», explique la Dre Généreux.
Sans passeport, plus de violence
Autre élément étonnant, les hommes qui n’avaient pas deux doses de vaccin, lors du coup de sonde d’octobre 2021, ont rapporté en grand nombre être victimes de violence physique, psychologique ou verbale.
«À l’automne 2021, il n’y avait plus vraiment de confinement, sauf pour les non-vaccinés. C’est vraiment marquant de voir que parmi les confinés de l’automne 2021, ceux qui n’avaient pas de passeport vaccinal, 30 % rapportaient subir de la violence conjugale, et 17 % de la violence physique!» s’exclame avec découragement Mélissa Généreux.
Son hypothèse est que ces hommes, confinés puisqu’ils n’étaient pas vaccinés, étaient à l’écart du fonctionnement régulier de la société, et donc plus exposés à des situations violentes à la maison.
Dénoncer la banalisation
Professeure à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke, la Dre Généreux constate que la violence faite par les femmes n’est pas prise autant au sérieux que celle commise par les hommes.
«Je ne comprends pas trop pourquoi une femme aurait plus le droit d’utiliser la violence sous toutes ses formes que les hommes, dit-elle. À la télé, c’est rare que tu voies un homme frapper une femme, parce que ce n’est pas accepté, alors que c’est moins rare de voir une femme donner une claque au visage d’un homme. On n’est pas symétrique dans ce qu’on accepte. Pour l’équité des genres, ça va dans les deux sens.»
Les données recueillies par la Dre Généreux et son équipe permettent d’appuyer ce qui se passe sur le terrain. Selon ce que des organismes communautaires ont rapporté à Philippe Roy, beaucoup d’hommes demandant de l’aide vivent une situation de violence conjugale et n’osent pas en parler.
Les deux collègues de l’Université de Sherbrooke, aussi membres de l’Institut universitaire de première ligne en santé et services sociaux, dénoncent la banalisation face à la violence conjugale que peut vivre un homme. Cette façon de réagir de la part de l’entourage ne l’encourage pas à demander de l’aide.
«Les hommes vont avoir tendance à minimiser leur détresse. On ne peut pas penser que cette situation de violence est sans impact, renchérit M. Roy. La forme physique ne protège pas contre la violence psychologique.»
Les données sont saisissantes. Lorsqu’il y a un indice de violence conjugale dans les réponses aux questions du sondage, les risques de souffrir d’anxiété, de dépression, d’idées suicidaires ou même de consommation excessive d’alcool sont accrus considérablement.
Par exemple, les victimes de violence sont trois fois plus sujettes à une dépression qu’un homme qui a une relation saine avec son ou sa partenaire de vie.
«La violence psychologique et verbale est banalisée chez les hommes autant que chez les femmes, déplore la Dre Généreux. Ces types de violence ne sont pas aussi bien reconnus parce qu’on ne fait pas de lien avec la dangerosité physique. Mais la santé psychologique est importante!»
Une dispute, ça arrive, mais si on sent que ce qui motive notre conjoint ou notre conjointe est d’avoir l’emprise sur l’autre, de créer la peur, c’est inacceptable.
«On ne peut pas garder ça pour nous»
Philippe Roy et Mélissa Généreux doivent maintenant digérer l’ensemble des données décortiquées. Ils les présenteront lors d’un webinaire, ce mardi, proposé par la Coalition estrienne santé et bien-être des hommes. Des gens de partout au Québec promettent d’y assister. «C’est une information qu’on ne peut pas garder pour nous», indique la médecin.
Et ensuite? «Au sortir d’une crise, il ne faut surtout pas penser que ça va se replacer en un claquement de doigts, affirme Mélissa Généreux, qui a étudié le même phénomène après des événements tragiques comme à Lac-Mégantic. Il y a une relation tendue qui s’est installée, une relation de pouvoirs qui s’est cristallisée, des comportements qu’on a fini par accepter dans notre quotidien. Les gestes pourraient se continuer.»
Elle souhaite que le dossier de la violence conjugale devienne un dossier de santé publique. Au-delà de l’approche clinique et communautaire, lorsqu’une situation devient aussi importante et menace la santé de milliers de gens, «il faut traiter ça comme une problématique».