Les métamorphoses du masculin
Les métamorphoses du masculin
Christine Castelain Meunier est sociologue au CNRS, au CADIS, et responsable à l’EHESS d’un séminaire de centre sur le masculin, le féminin.Elle est en outre enseignante à l’Ecole des Psychologues Praticiens (Paris) et chargée de cours au DIU de sexologie à l’Université Bordeaux 2 : « Sociologie et sexualité-Normalité sexuelle et contrôle social». Son travail est à l’origine de l’allongement du congé de paternité, ainsi que de la création du livret de paternité, mis en place par le Ministère délégué à la Famille en 2002.
Pour évoquer le masculin, les mots ne manquent pas. On parle de crise ou de néo-machisme, avec cette référence au redoublement de la violence ; ou encore, tout simplement, on constate la continuité, dans le sens de la domination du masculin sur le féminin. Mais on évoque aussi le changement, les ruptures…
Nul doute que le masculin fasse désormais parler de lui, d’autant que les cultural studies et le mouvement queer parient sur la disparition des frontières et des clivages entre le masculin et le féminin, et donc sur la disparition du genre. Et pourtant, ce thème du masculin, auquel il est largement fait allusion dans les médias, dans les sondages et les enquêtes, constitue rarement l’objet de vrais débats, même si la manière d’être des hommes imprègne la vie quotidienne, la vie politique et la vie professionnelle. On l’aura compris, ce livre propose donc de faire le point sur les changements, avec le recul que le temps écoulé autorise.
En effet, depuis 1988, date à laquelle est sorti notre premier ouvrage, Les hommes aujourd’hui. Virilité et identité [1][1] Ch. Castelain-Meunier, Les hommes aujourd’hui. Virilité…, dont le thème avait constitué un événement médiatique, force est de constater que des tendances que nous avions alors détectées ou repérées se confirment et que de nouvelles directions apparaissent. L’intérêt de cette nouvelle mise au point est majeur. Il permet d’aller à l’encontre des fausses certitudes, de déceler de nouvelles pistes, mais aussi de rendre compte des orientations profondes. Les enquêtes très spécifiques que nous avons réalisées depuis apportent des réponses sur des aspects souvent laissés dans l’ombre et qui n’en sont pas moins révélateurs. Au fil du temps, de surcroît, s’agissant d’un thème aussi complexe, la nécessité s’est imposée de faire référence à des travaux et ouvrages de diverses disciplines, qu’il s’agisse de la sociologie, mais aussi de l’histoire, de la psychanalyse, de la biologie ou encore des technologies de la communication. On verra ici qu’une seule voie d’approche est insuffisante pour rendre compte de la complexité de notre question, ce qui nous conduit à nous éloigner des approches qui n’envisagent pas de travailler ce phénomène dans toute son étendue.
Nous avons choisi d’ancrer notre réflexion autour de certains axes qui se sont révélés fondamentaux depuis la vingtaine d’années que nous travaillons sur ce thème. Ainsi, la question du masculin intéresse la société civile : ce fut une surprise qui nous a valu d’être sollicitée pour intervenir dans des secteurs aussi divers que la recherche, l’enseignement, l’entreprise (Renault, Braun, Innothera, Nivea…), de travailler avec des associations (de femmes, de pères, de médiation…), des institutions dédiées à la jeunesse (travailleurs sociaux, pjj…), à l’enfance (École des parents…), à la naissance (maternité, crèche…), dans les milieux de la mode (Vogue, qg, cb News, Stratégies…) et de la publicité, qui se tournent vers l’homme comme consommateur. Les métamorphoses du masculin ont notamment des conséquences sur les comportements des consommateurs, mais aussi dans l’univers de la photo (fnac des Ternes à Paris…), des médias, et ce, à l’échelle de l’Europe, bien sûr, mais aussi dans les pays du Maghreb, en Asie, en Amérique latine…
Nous avons ainsi pu sélectionner des axes qui constituent autant de points charnières. Il s’agit de la sexualité, des relations entre homme et femme, et entre hommes ; des rapports à la naissance et aux enfants ; du rapport à soi, au corps, aux vêtements ; du rapport à soi et aux autres à travers la communication, le téléphone, les représentations.
Cet ouvrage concentre donc plusieurs sortes de matériaux. Tout d’abord, des enquêtes qualitatives réalisées par des entretiens semi-directifs pour la paternité, les relations intimes entre des hommes et des femmes, le téléphone portable. Nous avons également eu recours à la dynamique de groupe, selon la méthode d’intervention d’Alain Touraine. Nous avons par ailleurs eu le privilège d’avoir accès à deux types de courrier des lecteurs : un sur la sexualité, un autre sur les problèmes personnels et intimes. Nous avons enfin utilisé la méthode quantitative, par voie de questionnaires auprès de populations plus étendues pour des thèmes aussi divers que les représentations spontanées et profondes concernant le masculin et le féminin, sous forme d’une enquête auprès de 400 personnes.
La cible du matériau d’analyse ainsi constitué est composée en majorité de jeunes : adolescents, jeunes hommes, jeunes pères. Mais, et c’est fondamental, afin d’évaluer le « moteur » des transformations, les spécificités de celles-ci, nous comparons les jeunes populations masculines aux populations plus âgées en sélectionnant, parmi les centaines d’entretiens que nous avons réalisés depuis une vingtaine d’années, ceux qui permettent d’établir des comparaisons pertinentes.
La population de ces études comprend plusieurs générations. C’est ce qui fait sa richesse. Nous pouvons ainsi, pour le moins, comparer la génération des hommes qui ont vécu le féminisme de plein fouet et celle qui appartient à la seconde génération, trente ans après.
Le critère générationnel caractérise d’autant plus notre approche que nous avons toujours cherché à interviewer plusieurs générations, comme ce fut le cas pour notre enquête auprès des surveillants de prison (qui convergeaient, à l’occasion de stages, de toutes les régions de France), ou encore pour celle sur l’usage du téléphone par des pères séparés de leurs enfants. Le lecteur trouvera en annexe le détail de ces recherches.
Notre objectif n’est pas de rendre compte de la majorité des comportements et des comportements de la majorité. Il consiste principalement à identifier les vecteurs de recomposition de la polyculture masculine en dégageant les axes autour desquels se dessine un nouveau souffle historique (A. Touraine) et se nouent de nouvelles tensions annonciatrices de changements, comme l’analyse Serge Moscovici. Les domaines que nous explorerons plus particulièrement sont donc le corps, la sexualité, la paternité, la communication, les représentations, la violence, la pornographie.
Domination masculine, émancipation des femmes… Les frontières du masculin sont tout entières contenues entre ces deux extrêmes qui sont porteurs pour l’identité et les liens, on s’en doute, de nombreuses contradictions, tensions et ambivalences, de mal-être, mais aussi d’attentes et d’espérances. Nous avons alors cherché à échapper à la facilité qui consiste ainsi à stéréotyper les relations et à parler des hommes victimes, après que l’on eut parlé des femmes victimes. Cela reviendrait à penser que, à un moment de l’histoire, l’homme ou la femme est dépossédé de toute capacité à être. C’était le cas quand il s’agissait de se conformer à des modèles culturels émanant d’une structure communautaire et à laquelle il était interdit de se soustraire ; ce l’est beaucoup moins aujourd’hui, puisqu’il s’agit de s’émanciper des modèles antérieurs pour être soi. Car c’est l’« être-soi » qui, comme chacun sait, est devenu depuis une trentaine d’années source d’angoisse, et d’autant plus qu’il s’agissait de s’inventer en choisissant parmi une pléthore de signes pouvant être contradictoires, et sans bénéficier d’aucune transmission. Ce fut le cas pour la génération masculine qui a vécu de plein fouet à partir de 1970 l’émancipation féminine – celle des « soixante-huitards ».
Nous nous intéressons ici aux jeunes générations masculines qui constituent la deuxième génération, trente années après le féminisme, avec ce sentiment que les conflits de génération ne s’expriment plus directement, mais qu’ils n’en sont pas moins forts ni violents, au sens existentiel. Ils sont révélés par des points de vue très contrastés, exprimés haut et fort par les anciennes générations, qui défendent l’universel masculin par incapacité à prendre du recul par rapport à des modèles et des expériences ayant accompagné leur éducation dans l’enfance et à l’adolescence, et à se situer par rapport à ce qu’André Rauch désigne à juste titre comme des ruptures : la mixité à l’école, l’affirmation économico-juridique des femmes, la maîtrise des naissances, le choix de la sexualité… On verra notamment les dissensions et les désaveux qui peuvent exister à l’encontre des jeunes pères, ou encore les transformations vécues par les jeunes dans le rapport à la plastique, au corps, au vêtement. On s’étonnera des changements que la seconde génération masculine, post-féministe, vit dans les domaines du lien, de la sexualité, des manières d’être avec les femmes – ou, tout simplement, d’être homme. On comprendra que certains spécialistes mettent l’accent sur la déstabilisation du masculin, sur le difficile réajustement entre les hommes et les femmes, mais on sera surtout sensible aux courants qui mettent en avant l’idée que les hommes ont à se créer, comme le suggère Nicolas Riou [2][2] N. Riou, Pourquoi mon mec est comme ça, Paris, Eyrolles,…, en se débarrassant de modèles et de stéréotypes qui les empêchent d’avoir accès à eux-mêmes, comme l’ont indiqué les Américains et Canadiens travaillant sur ces questions depuis une génération, ou encore Daniel Welzer-Lang dans Les hommes changent [3][3] Paris, Payot, 2004..
On comprendra aussi que ces changements, ces désajustements, perturbent l’équilibre, comme le constate Jacques Arènes [4][4] J. Arènes, Lettre ouverte aux femmes de ces hommes…. Pour ma part, je m’attacherai à mettre en évidence les profonds mouvements d’humanisation qui accompagnent les déploiements de la personnalité masculine contemporaine, dont nous aurons confirmation en nous penchant sur la seconde génération comparée à la première. Notre intention n’est pas d’éluder les violences, les excès, les réticences aux changements et les effets pervers, qui se cristallisent autour de la violence conjugale, du fanatisme religieux et de la pornographie. Nous percevrons ces extrêmes certes comme l’expression de la sauvagerie et de sa banalisation, mais aussi des handicaps et de leur cumul, comme l’a bien montré Michel Wieviorka dans ses ouvrages sur le terrorisme et le racisme ; plutôt que le témoignage de tendances créatrices et d’impulsions nouvelles, il s’agit, à un moindre niveau, de phénomènes de décomposition, d’expressions de malaise, de révélateurs de souffrance, de sensibilités heurtées et de cumuls de ségrégation, ce que Nacira Guénif et Éric Macé mettent en évidence dans Les féministes et le garçon arabe [5][5] La Tour d’Aigues, L’Aube, 2005.. Il est clair que le contexte a changé, pour les hommes d’aujourd’hui, comparé à celui qui accompagnait la vie de leur père, de leur grand-père et de leur arrière-grand-père. Les hommes sont conduits à se situer dans un nouveau contexte et à se redéfinir. Ils ont à faire preuve d’adaptabilité, de créativité et d’innovation, inventant d’autres manières d’être, qui ne manquent pas d’interférer sur les orientations de la société ; ils peuvent aussi s’en montrer incapables… ou cumuler handicaps et ségrégations.
https://www.cairn.info/les-metamorphoses-du-masculin–9782130548867-page-1.htm