La violence n’est pas une fatalité… Et lutter contre les violences passe avant tout par la protection des victimes.
Les violences sont une atteinte grave aux droits humains fondamentaux des personnes, et à leur intégrité physique et psychique. Comme elles se produisent essentiellement dans des milieux censés être les plus protecteurs comme la famille, le couple, les milieux institutionnels d’éducation et de soins, le monde du travail, elles sont cachées et maquillées en amour, désir, éducation, sécurité, rentabilité. Cet escamotage a pour fonction de protéger le mythe d’une société idéale patriarcale où les plus forts protégeraient les plus faibles, rationalisant ainsi les inégalités et les privilèges d’une position dominante, ce qui qui rend les violences possibles. Les victimes qui les subissent sont alors isolées, condamnées au silence et confrontées impuissantes à des violences d’autant plus traumatisantes qu’elles sont impensables.
Ces violences traumatisantes sont à l’origine de blessures psychiques et neurologiques (visibles sur des IRM, avec des atteintes neuronales pouvant entraîner une diminution de volume de 30% de certaines structures cérébrales) et de troubles psychotraumatiques fréquents et chroniques qui auront un impact catastrophique sur leur vie s’ils ne sont pas pris en charge. Les violences perpétrées au sein du couple et de la famille et les violences sexuelles qui touchent plus spécifiquement les femmes et les enfants – sont de loin les plus fréquentes et celles qui entraînent les troubles psychotraumatiques les plus graves (respectivement jusqu’à 60 et 80% de risque de développer un état de stress post-traumatique, contre seulement 24% chez l’ensemble des victimes de traumatismes).
La violence subie dans l’enfance, quand ses conséquences ne sont pas prises en charge spécifiquement, est le déterminant majeur de la détérioration de la santé et du bien être d’une population adulte. L’Organisation Mondiale de la Santé a même déclaré en 1996 que les violences constituaient un des principaux problèmes de santé publique dans le monde. Et une étude américaine très récente – l’étude ACE de Felitti et Anda portant sur 17 000 personnes et publiée dans les revues médicales internationales les plus prestigieuses – a montré que 50 ans après avoir subi des violences et des négligences dans l’enfance, les personnes présentaient une augmentation considérable (proportionnelle au nombre de catégories de violences subies) de morts précoces, de pathologies organiques (infarctus du myocarde, hypertension, diabète, affections broncho-pulmonaires, etc.), de pathologies psychiques (état de stress post-traumatique, suicides, dépressions, angoisses, attaques de panique, troubles de la personnalité, insomnies, troubles de la mémoire et de la concentration, etc.), de conduites addictives, de troubles de l’alimentation, de conduites sexuelles à risques, de violences à nouveau subies ou de violences commises, et de désinsertion sociale.
Or ces victimes traumatisées sont à l’heure actuelle abandonnées, elles ne bénéficient ni de protection, ni de soins spécifiques, à charge pour elles de survivre dans une insécurité totale et de se réparer comme elles peuvent. Tout se passe comme si, après avoir été renversées par un camion, les victimes étaient laissées sur place sans soin. À elles de s’auto-traiter et de mettre en place des stratégies de survie lourdement handicapantes pour leur santé et leur vie personnelle et sociale. Et ces systèmes de survie hors norme chez la plupart des victimes seront injustement stigmatisés comme des handicaps constitutionnels et seront perçus comme une infériorité justifiant une mise sous tutelle et de nouvelles violences, alors que ce sont des réactions normales aux situations violentes anormales qu’elles ont subies.
En revanche, un faible nombre d’autres victimes se répareront en adhérant à la loi du plus fort et en reproduisant des violences, ce qui alimentera la production de nouvelles violences dans un processus sans fin. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), dans son texte de recommandations pour la prévention des violences domestiques et sexuelles, présenté le 21 septembre 2010 à la Conférence mondiale de la prévention des traumatismes et de la promotion de la sécurité, a souligné qu’un des principaux facteurs de risque de subir et de commettre des violences domestiques et sexuelles est d’avoir subi des violences dans l’enfance ou d’en avoir été témoin.
Ces conséquences psychotraumatiques s’expliquent par des mécanismes psychologiques et neurobiologiques de sauvegarde connus depuis seulement quelques années, et il est parfaitement possible de les prévenir.
La mémoire traumatique des violences est le symptôme central des troubles psychosomatiques. Elle est produite lors de la mise en place de mécanismes psychiques et neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels pour échapper au risque vital que génère le stress extrême déclenché par des violences traumatisantes.
En effet des violences incompréhensibles et impensables entraînent une effraction et une sidération du psychisme qui ne peut alors contrôler l’activité de la structure sous-corticale responsable de la réponse émotionnelle, l’amygdale cérébrale, ni la sécrétion hormonale de cortisol et d’adrénaline qu’elle déclenche.Or la quantité croissante sécrétée de ces hormones constitue un risque vital cardio-vasculaire et neurologique pour l’organisme. Face à ce risque le cerveau sécrète à son tour en urgence des drogues “dures” (morphine-like et kétamine-like) qui font littéralement “disjoncter” le circuit de l’émotion, en coupant les connections entre l’amygdale et les autres structures et en produisant une dissociation. La réponse émotionnelle s’éteint brutalement et les victimes dissociées décrivent alors un sentiment d’irréalité, voire d’indifférence et d’insensibilité, comme si elles étaient devenues de simples spectateurs de la situation du fait d’une anesthésie émotionnelle et physique liée à la disjonction.
La conséquence immédiate est que la mémoire émotionnelle de l’événement ne pourra être encodée par l’hippocampe ni devenir un souvenir autobiographique “racontable”. Elle restera piégée dans l’amygdale, condamnée à rester inaccessible à la conscience, mais susceptible de se rallumer lors de n’importe quelle stimulation rappelant les violences subies, et faisant alors revivre à la victime les mêmes souffrances physiques et psychiques. C’est cette mémoire enkystée qui est la mémoire traumatique, semblable à une machine à remonter le temps, elle menace de s’enclencher à tout moment de façon incontrôlable, en plongeant à nouveau la victime au milieu des violences subies, et en reproduisant tout ou partie de leur vécu sensoriel et émotionnel. Cette mémoire traumatique qui menace sans cesse d’exploser transforme la vie des victimes en un terrain miné, générant un climat de danger et d’insécurité permanents.
Dans un premier temps les victimes tentent d’empêcher l’explosion de la mémoire traumatique des violences en évitant tous les stimulus susceptibles de la déclencher. Elles deviennent hypervigilantes, et mettent en place des conduites de contrôle et d’évitement de tout leur environnement, de tout ce qui peut rappeler les violences même inconsciemment comme un stress, des émotions, des douleurs, des situations imprévues ou inconnues… mais aussi un contexte, une odeur, une voix. Cela entraîne de nombreuses phobies, un retrait affectif, des troubles du sommeil, une fatigue chronique, des troubles de l’attention et de la concentration très préjudiciables pour mener à bien une vie personnelle, sociale et professionnelle.
Mais les conduites de contrôles et d’évitement sont rarement suffisantes, particulièrement lors de grands changements (adolescence, rencontre amoureuse, naissance d’un enfant, entrée dans la vie professionnelle, chômage, etc…) et la mémoire traumatique explose alors fréquemment, traumatisant à nouveau les victimes en entraînant à nouveau un risque vital, une disjonction, une anesthésie émotionnelle et une nouvelle mémoire traumatique. Mais rapidement la disjonction spontanée ne peut plus se faire car un phénomène d’accoutumance aux drogues dures sécrétées par le cerveau se met en place, à quantité égale les drogues ne font plus effet, les victimes restent alors bloquées dans une détresse et une sensation de mort imminente intolérable. Il est alors nécessaire, pour faire cesser cet état et s’anesthésier enfin, d’obtenir coûte que coûte une disjonction en faisant augmenter la quantité de drogues dissociantes.
Cela peut s’obtenir de deux façons : soit en ajoutant des drogues exogènes alcool ou substances qui sont elles aussi dissociantes, soit en augmentant leur sécrétion endogène par aggravation du stress. Pour aggraver leur stress, les victimes se mettent en danger ou exercent des violences le plus souvent contre elles-mêmes, mais un certain nombre d’entre elles préféreront exercer des violences contre autrui, générant une mémoire traumatique chez de nouvelles victimes, c’est un élément très important sur lequel nous reviendrons. Ces conduites de mises en danger, ces conduites violentes et ces conduites addictives dont les victimes découvrent tôt ou tard l’efficacité sans en comprendre les mécanismes, je les ai nommées conduites dissociantes.
Ces conduites dissociantes provoquent la disjonction et l’anesthésie émotionnelle recherchées, mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence.
Ces mécanismes psychotraumatiques permettent de comprendre les conduites paradoxales des victimes et le cycle infernal des violences. Ils sont malheureusement méconnus, et les médecins qui ne sont pas formés à la psychotraumatologie ne vont pas relier les symptômes et les troubles des conduites que présentent les victimes aux violences qu’elles ont subies et donc ne pas les traiter spécifiquement. A la place ils vont utiliser des traitements qui sont en fait dissociants, mais sans le savoir. Ces traitements (comme l’enfermement, la contention, les camisoles chimiques, l’isolement, les chocs électriques, voire la lobotomie qui est encore utilisée dans certains pays….) sont «efficaces» pour faire disparaître les symptômes les plus gênants et anesthésier les douleurs et les détresses les plus graves, mais aggravent la mémoire traumatique des patients. La violence a la triste capacité de traiter de façon transitoire mais très efficace les conséquences psychotraumatiques, tout en les aggravant. Elle est sa propre cause et son propre antidote. Mais à quel prix !…
Si la violence est paralysante et dissociante pour la victime, elle est pour l’auteur un outil de domination et une drogue anesthésiante. La violence est un formidable outil pour soumettre et pour instrumentaliser des victimes dans le but d’obtenir une anesthésie émotionnelle de l’agresseur. Elle devient ainsi une usine à fabriquer de nouvelles victimes et de nouvelles violences.
Par conséquent, la violence échappe à toutes les justifications habituelles qui ne sont que des leurres :
- La violence n’est pas une fatalité, elle ne procède pas d’une pulsion agressive originelle chez l’homme (comme le dit Freud), ni d’une cruauté innée (comme le pense Nietzsche). Ceux qui l’utilisent prônent le mépris et la haine des victimes considérées comme inférieures et sans valeur, alors qu’ils ne peuvent être violents que parce qu’ils ont été eux-mêmes des victimes. Ils n’ont recours à la violence que parce qu’elle est utile, possible et qu’elle est une drogue pour eux
- La victime n’est pas responsable de la violence exercée contre elle, rien de sa personne ni de ses actes ne la justifie, la victime est toujours innocente d’une violence préméditée qui s’abat sur elle. De fait la victime est interchangeable, et choisie pour jouer par contrainte ou par manipulation un rôle dans un scénario qui ne la concerne pas, monté par l’agresseur.
- La violence n’est pas utile pour la victime, le «c’est pour ton bien» dénoncé par Alice Miller, le «c’est par amour pour toi», le «c’est pour mieux te protéger, t’éduquer, te soigner…» sont des mystifications. La violence n’est utile qu’à son auteur, pour le soulager lui et lui seul. Le but de ce dernier est d’imposer à une personne qu’il a choisie d’être son «esclave-soignant et son médicament» pour traiter sa mémoire traumatique. Il instrumentalise sa victime et l’aliène en la privant de ses droits afin de la transformer en esclave soumise qui devra développer des conduites de contrôle et d’évitement à sa place, pour éviter l’explosion de sa mémoire traumatique à lui, et qui, si l’explosion a quand même lieu, devra servir de fusible pour qu’il puisse disjoncter par procuration et s’anesthésier.
- La violence est un privilège, elle est l’apanage d’une société inégalitaire qui distribue des rôles de dominants et de dominés et qui attribue ensuite à chacun une valeur en fonction de la place qu’il occupe dans le système hiérarchique imposé. Ce système injuste permet la mise sous tutelle d’une partie de la population au bénéfice de privilégiés qui ont le droit d’utiliser la violence en toute injustice pour la soumettre et l’instrumentaliser.
La fonction principale de la violence est donc mensongère, elle permet aux agresseurs d’effacer les traces de la victime qu’ils ont été et d’échapper à une mémoire traumatique encombrante. Elle leur permet de se mettre du côté des dominateurs privilégiés et de s’assurer d’une totale impunité en dissociant les victimes, qui, anesthésiées, se tairont, ce qui aura pour effet d’effacer les traces des violences qu’ils sèment tout au long de leur chemin. La victime qu’ils haïssent c’est eux-mêmes, ils vont la faire disparaître par un tour de passe-passe en s’attaquant à une autre victime à qui ils feront rejouer de force leur histoire pour mieux la nier, en déclenchant leur propre anesthésie émotionnelle. Puisqu’ils ne ressentent plus rien, c’est bien que cette histoire n’est pas la leur. Dans ce système la victime a une position paradoxale. Elle est d’abord une victime de substitution, indispensable pour faire marcher la machine à effacer le passé traumatique des agresseurs. Mais comme elle est susceptible de rappeler leur passé traumatique à tous ceux qui sont en position dominante en allumant leur mémoire traumatique, elle peut mettre en danger toute la construction illusionniste de la société et il faut l’effacer à tout prix. Elle est donc à la fois indispensable et indésirable. Les victimes sont à éradiquer, mais il faudra en créer sans cesse de nouvelles. Une fois qu’elles ont été victimes, elles sont donc sommées de se cacher, ou de disparaître en s’auto-détruisant, à moins qu’elles ne deviennent à leur tour des agresseurs quand la société leur en donne la possibilité et quand elles s’y autorisent, c’est à dire quand une place de dominant leur est réservée. C’est pourquoi elles n’ont pas le droit de revendiquer leur statut de victimes, elles seront aussitôt soupçonnées de ne pas dire la vérité ou de chercher un avantage.
Quand les agresseurs auront besoin de victimes pour s’anesthésier, ils feront leur casting au sein de toutes les victimes cachées ou de personnes pas encore victimes mais vulnérables (comme les enfants) pour leur faire jouer leur scénario, aux victimes de s’y soumettre puis à nouveau de se cacher ou de disparaître sans laisser de traces. il est alors essentiel pour les agresseurs à la recherche de victimes potentielles de cultiver des situations de discrimination ou d’en créer de toutes pièces, de décider que certaines catégories d’humains sont « inférieures » et sont donc utilisables en tant que victimes « fusibles » : les enfants, les femmes, les handicapés, les vieillards, les juifs, les arabes, les noirs, etc… au mépris de toute cohérence et de toute justice, en toute indécence et sans avoir à rendre de compte, puisqu’il s’agit – une fois étiquetées inférieures – de personnes interchangeables qui « ne valent rien ou pas grand-chose », si ce n’est par leur vertu « curative » plus ou moins importante. Et des pans entiers de fonctionnements humains fondamentaux sont ainsi instrumentalisés pour en faire des « outils de violences », comme l’éducation des enfants, l’amour parental, la relation conjugale, la sexualité, la religion, le travail, la politique, le soin. Certains de ces pans deviennent presque entièrement dévoyés par les conduites dissociantes violentes, à tel point et depuis si longtemps que tout le monde finit par considérer que cette violence qui les sature est « naturelle », et inhérente à ces fonctionnements humains, avec une tolérance inouïe pour des violences qui bien qu’elles bafouent les droits humains, peuvent s’imposer comme incontournables ; c’est le cas des violences éducatives intra-familiales, et des violences sexuelles, particulièrement la prostitution et la pornographie.
Les violences imprègnent de telle façon et depuis si longtemps les rapports humains qu’elles en ont modifié les normes et les représentations que l’on peut s’en faire. Les violences saturent et dénaturent la relation amoureuse, la parentalité, la sexualité, le travail, les soins, etc. Dans notre société, les symptômes psychotraumatiques et les troubles des conduites qui y sont rattachés ne sont jamais reconnus comme des conséquences normales des violences, et sont perçus de façon mystificatrice et particulièrement injuste comme provenant des victimes elles-mêmes, liés à leur personnalité, à de prétendus défauts et incapacités, à leur sexe, à leur âge, voire à des troubles mentaux abusivement diagnostiqués comme psychotiques. Les violences et leurs conséquences psychotraumatiques sont à l’origine de nombreux stéréotypes censés caractériser les victimes qui les subissent le plus fréquemment, comme les femmes et les enfants. Leurs symptômes, au lieu d’être identifiés comme réactionnels, sont injustement considérés comme naturels et constitutifs de leur caractère, de leurs conduites et de leur sexualité : les femmes seraient plus passives, plus émotives, plus sensibles, plus fragiles et dépressives que les hommes, avec une sexualité bien moins pulsionnelle qu’eux, les adolescents seraient plus enclins aux conduites à risque et aux mises en danger, plus suicidaires, etc… Bien sûr, il existe de nombreux stéréotypes «en miroir» sur les hommes qui seraient « naturellement » prédateurs, dominateurs et peu émotifs. Ces stéréotypes, parasités par la violence omniprésente, altèrent profondément les relations humaines et transforment l’amour en une relation de possession et d’emprise, l’éducation en un dressage et une domination, la sexualité en un besoin d’instrumentaliser et de consommer. Et dans un monde où de façon illégitime et absurde, la moitié de la population, pour être née de sexe féminin, subit une domination de fait, les discours inégalitaires pourront continuer à mystifier une grande partie des individus et à imposer des mensonges idéologiques qui sont des facilitateurs de violences, des « permis de détruire » offerts à des personnes peu regardantes sur leur éthique et leur cohérence intellectuelle pour « traiter » leur mémoire traumatique aux dépens d’autrui.
La mémoire traumatique quand elle n’est pas traitée est donc le dénominateur commun de toutes les violences, de leurs conséquences comme de leurs causes.
Et il résulte clairement de ce qui précède que pour interrompre la production sans fin de violence il faut éviter que des victimes soient traumatisées et développent une mémoire traumatique. Cela passe par une protection sans faille de tout être humain pour qu’il ne subisse pas de violences, et plus particulièrement des enfants et des femmes qui en sont les victimes les plus fréquentes. Il faut donc protéger les victimes potentielles vivant dans les univers malheureusement connus comme les plus dangereux, comme le couple, la famille, les institutions, le travail, et il faut promouvoir une égalité effective des droits, une information sur les conséquences de la violence et une éducation à la non-violence. Il faut aussi bien sûr protéger les victimes traumatisées et ne plus les abandonner à leur sort. Aucune victime ne doit être laissée sans prise en charge et sans soin. Rendre justice à toute victime est impératif absolu, et les auteurs de violences doivent rendre des comptes et être sanctionnés. Mais cela ne suffit pas, il faut que les auteurs de violences soient pris en charge et traités dès les premières violences, dans le cadre d’une éducation à la non-violence et de soins spécialisés pour traiter leur mémoire traumatique et leur addiction à la violence.
Le traitement de la mémoire traumatique consiste à faire comprendre les mécanismes psychotraumatiques, dans le but d’éviter les conduites dissociantes et de faire en sorte que les patients ne se laissent plus pétrifier par le non-sens apparent des violences. Le traitement consiste en même temps à faire identifier au patient sa mémoire traumatique qui prend la forme de véritables mines qu’il s’agit de localiser, puis de désamorcer et de déminer patiemment, en rétablissant des connexions neurologiques, en lui faisant faire des liens et en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique. Il s’agit de “réparer” l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences. C’est au fur et à mesure de la psychothérapie que le vécu peu devenir petit à petit mieux représentable et intégrable, mieux compréhensible, le thérapeute aidant à mettre des mots sur chaque situation, chaque comportement, chaque émotion, et à analyser avec justesse le contexte, les réactions de la victime, le comportement de l’agresseur. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable.
Le but, c’est de ne jamais renoncer à tout comprendre, ni à redonner du sens, tout symptôme, toute pensée, réaction, sensation incongrue, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement doit être disséqué pour le relier à son origine, pour l’éclairer par des liens qui permettent de le rapporter aux violences subies.
De plus ce travail de compréhension permet au patient d’éviter d’être traumatisé par de nouvelles violences. Une fois que les violences prennent sens par rapport au passé traumatisant de l’agresseur, que les victimes se rendent comte que les violences ne les concernent absolument pas, qu’elles se jouent sur une autre scène, celle de la mémoire traumatique de l’agresseur et de son passé, le scénario mis en scène par l’agresseur ne fonctionne plus, il devient possible aux victimes de ne plus y participer. À partir du moment où les victimes comprennent ce qui se passe, elles peuvent identifier la scène et le rôle dans lequel l’agresseur tente de les piéger et s’en libérer, elles ne sont plus la proie pétrifiée dont l’agresseur a besoin pour sa mise en scène. Le «jeu» ne fonctionne plus, la victime peut se mettre «hors-jeu» et laisser l’agresseur face à une scène où il ne peut plus jouer le rôle de bourreau, faute de victime pétrifiée. Son histoire qu’il imposait à la victime lui est renvoyée en pleine figure, en miroir. Il est alors ramené à son propre rôle originel, un rôle de victime qu’il ne veut surtout pas jouer. Le «jeu» n’a donc plus de sens, plus d’intérêt et il n’est plus dissociant, l’agresseur devra se dissocier autrement ou se calmer. Face à lui, la victime est devenue comme Persée face à Méduse, sa compréhension est le bouclier miroir offert par Athéna (déesse de la sagesse et de la raison), elle lui évite d’être pétrifiée par le regard de Méduse.
On a tout à gagner de faire le pari de protéger toutes les victimes et ce, dès les premières violences : gagner de faire cesser immédiatement les violences et de mettre en sécurité les victimes, gagner de faire respecter les droits des victimes, en leur permettant d’obtenir justice et réparation pour les violences qu’elles ont subies, gagner de leur garantir leur non-répétition, gagner de mettre un terme à l’impunité des auteurs tout en leur proposant des soins précoces pour les sortir de leur addiction à la violence, gagner d’éviter l’installation de troubles psychotraumatiques chroniques chez les victimes grâce à des soins spécialisés précoces. En évitant la mise en place de conduites dissociantes, et particulièrement les violences exercées contre autrui, on peut s’opposer à la contamination progressive des individus par la violence, et gagner enfin de rendre la société moins inégalitaire.
Non, la violence n’est pas une fatalité, l’homme n’est pas violent par essence, il le devient parce qu’il a subi lui-même des violences ou qu’il en a été témoin, le plus souvent très tôt dans l’enfance à l’intérieur même de ces mondes, comme la famille que l’on veut croire idéaux et sécurisants. Il le devient aussi parce qu’il peut s’autoriser à reproduire les violences sur des victimes plus faibles, plus vulnérables, pour soulager son mal-être, aidé en cela par une société inégalitaire qui cautionne la loi du plus fort.
La violence est un scandale. C’est la violence qui génère de la violence et non la condition humaine. La violence n’est pas un fait de la nature mais un fait de la culture.
Pour lutter contre les violences il faut donc une volonté politique forte pour protéger toutes les victimes, pour faire respecter les droits de toute personne à vivre en sécurité, pour rendre une justice efficace, pour former à la psychotraumatologie les professionnels prenant en charge les victimes, et plus particulièrement les médecins et autres professionnels de santé, pour créer des centres de soins spécialisés, pour informer le grand public sur les conséquences des violences et les mécanismes psychotraumatologiques, et l’éduquer aux respect des droits de l’humain et à la non-violence.
Dr Muriel Salmona psychiatre spécialisée en psychotraumatologie et en victimologie, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Pour en savoir plus consultez le site d’information de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie :http://memoiretraumatique.org/
https://blogs.mediapart.fr/muriel-salmona/blog/100711/la-violence-nest-pas-une-fatalite-et-lutter-contre-les-violences-passe-avant-tout-par-la-protect