La violence conjugale: si c’était une affaire de couple et non de sexe
Cet article a été publié dans la Revue Intervention Numéro 123, décembre 2005 dans la section : Réalités familiales, enjeux actuels pour la pratique, tome II.
Ce texte se veut le résultat de mon expérience clinique en psychothérapie de couple, dans différents contextes de violence entre les conjoints, et où ce n’est pas toujours la femme qui est la victime ni l’homme, le persécuteur. Loin de moi l’idée de justifier le comportement de l’agresseur, pas plus que celui de la victime, d’ailleurs. Mon objectif n’est pas non plus de départager qui, de l’homme ou de la femme, est le plus violent. Pour une meilleure compréhension du symptôme de violence dans les relations amoureuses, force est de constater qu’il m’est devenu incontournable de considérer non seulement les normes sociales en regard au genre (extrapsychique), mais également les dimensions inconscientes qui émergent de « l’intérieur » (intrapsychique) des deux partenaires, souvent issues de la famille d’origine. En effet, je m’aperçois dès lors que les parents ne sont jamais très loin! Derrière les « contes », la litanie de plaintes de chacun des partenaires, j’observe un thème fondamental commun qui est à la source même du conflit conjugal et qui est issu de leurs conflits psychiques inconscients d’origine infantile.L’utilisation juxtaposée des approches systémique et psychanalytique et, plus spécifiquement, les principes de collusion et de double contrainte réciproque, aident à comprendre ce jeu commun entre les partenaires où chacun est tour à tour victime et tortionnaire de l’autre et possède réciproquement quelque chose qui attire le sauveur. Pour illustrer mon propos, j’utiliserai l’histoire d’un couple qui a souffert de cette impasse intime et relationnelle et qui a tenté de s’en sortir en venant me consulter. Je me permettrai néanmoins de modifier certaines données afin de préserver la confidentialité, mais les détails essentiels demeureront. Seront ensuite présentés brièvement quelques jalons de la psychothérapie avec ce couple.
En conclusion, j’aborderai brièvement les avantages de considérer les aspects systémique et psychanalytique, mais aussi les contre-indications ainsi que l’aspect auto-référentiel du thérapeute.
Problématique
Affirmer que des femmes sont capables de violence conjugale pulvérise quelques stéréotypes. La plupart d’entre nous connaissent les scènes du vaudeville québécois avec « Manda et Ti-Zoune », où ce dernier semble craindre les attaques de sa bien-aimée et de son rouleau à pâte! Et l’on peut en rire. Néanmoins, c’est la métaphore qu’un homme, la voix rauque et le rire nerveux en la présence de sa conjointe, utilisait lors d’une séance de couple pour me décrire les éruptions volcaniques de sa mère à l’égard de son père. Progressivement, en face de moi, ces deux protagonistes prenaient conscience que ladite scène théâtrale, inlassablement, se rejouait dans leur réalité. La domination de « Manda » favorise en apparence la docilité de « Ti-Zoune », tandis que la faiblesse de celui-ci alimente l’ambition de sa femme d’exercer sa puissance sur lui. Raymond Hétu (1988), dans son récit intime Pour guérir du mal de mère, révèle que non seulement il a été un enfant victime de la violence de sa mère, mais aussi un témoin de la violence de celle-ci envers son père asservi :«Un taxi est venu reconduire papa tard dans la nuit. Il faisait pitié à voir, la tête enveloppée par des pansements (…). Il t’excusait presque, disant que tu t’étais emportée, que bien sûr tu étais allée trop loin, mais par égarement (…). Il jugeait sans doute moins coûteux, moins dangereux de s’incliner devant ta déraison que de s’y opposer» (p. 99). Il y a très peu de recherches sur la violence des femmes dans la relation de couple. En 1988, le magazine Châtelaine, s’appuyant sur une étude américaine, révélait qu’il y avait autant d’hommes que de femmes, sinon plus, battus par leur conjointe. Il n’en fallait pas moins pour réveiller le grondement des chercheuses et des féministes qui ont su repérer rapidement les failles idéologiques et méthodologiques de cette recherche, sans doute avec raison, et de rajouter : « pauvres hommes! ». Depuis une dizaine d’années, d’autres voiles se lèvent depuis que des études scientifiques révèlent que la violence conjugale est également exercée par les femmes lesbiennes, devenant ainsi une source d’embarras pour les tenants des théories féministes (Guay, 1999). Du côté des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence, Parent (1992) souligne que certaines de ces femmes présentent des comportements dominateurs et parfois violents à l’intérieur de la relation amoureuse, que celles-ci soient avantagées ou non par leur statut socioéconomique. En 1998, La Gazette des femmes, choisissait d’aller à contre-courant dans un article intitulé La violence des femmes : derrière le masque, souhaitant ouvrir un débat de société à savoir : l’homme est-il l’unique porteur de tout ce mal?
« (…) le nombre d’hommes victimes de violence conjugale a augmenté de 6 % de 1993 à 1996, alors que celui des femmes battues, tout en demeurant huit fois plus élevé, a diminué de 9 %! ». « (…) dans 25 % des couples, c’est l’homme qui se révélerait violent. Dans un autre 25 %, il s’agirait de la femme. Dans 50 % des cas, la violence serait symétrique, c’est-à-dire qu’elle proviendrait de part et d’autre » (vol. 20, no 4, p. 20). En 1999, une enquête sociale générale commandée par Statistique Canada concluait qu’une femme sur 40 et qu’un homme sur 57 auraient été victimes d’au moins un incident de violence conjugale de la part de leur partenaire ou ex-partenaire dans les douze mois précédant l’enquête au Québec (Laroche, 2003). Enfin, d’autres recherches scientifiques (Strauss, 1999; 2001; Archer, 2000; Fiebert, 2003; Laroche, 2003), révèlent que la violence familiale serait, dans la population en général, mineure, interactive et réciproque. Néanmoins, depuis un peu plus de 25 ans, une vision trop limitée de l’approche féministe situant toujours la femme dans un rôle de victime et l’homme dans un rôle de bourreau, représente toujours un courant idéologique et politique très répandu. Ce courant féministe transparaît d’ailleurs parmi les nombreux dépliants disponibles dans les CLSC et les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence. Dans le cadre d’expertises psychosociales en matière de garde d’enfant, le quart des situations comporte des allégations de violence conjugale où malheureusement de nombreux enfants sont privés à tort, deux fois sur trois, de la présence de leur père sur de longues périodes à cause de ces allégations provenant de leur ex-conjointe avant que l’évaluation soit complétée (Vidal, 2005). On perpétue ainsi la croyance qui veut que le monde soit divisé en deux, soit les bons d’un côté, et les mauvais de l’autre. Les femmes deviennent alors intouchables et les hommes sont messagers de toute cette laideur. Pour Olivier (1998), ce clivage fait apparaître de nouvelles hypocrisies, des nouveaux tabous, notamment autour de l’ombre féminine et de sa capacité d’être abusive, sinon méchante. Les femmes sont censées être toujours bonnes, toujours victimes! Pour Serrurier (2004), féministe engagée pour la recherche de l’équité, considère qu’un certain mouvement féministe radical, ainsi que l’individualisme exacerbé de nos sociétés et la recherche prioritaire de l’épanouissement individuel, ont suscité des changements radicaux des rôles traditionnellement joués par les hommes et les femmes depuis une quarantaine d’années. Or, bien que ces changements sociaux furent essentiels et bienfaiteurs, ils ont eu aussi des répercussions importantes, voire inquiétantes, au sein des relations amoureuses et créent des a ff r o n t e m e n t s i n t e r s e x u e l s . P o u r c e t t e a u t e u r e , p r o m o u v o i r l’indifférenciation à tout prix est une déformation du féminisme et une application déformée de ses théories. Croire que les hommes et les femmes ne sont pas seulement égaux mais «pareils» crée un nouveau sexisme qui se révèle dans le domestique par une ignorance, une intolérance à l’autre, à l’autre sexe. Il s’ensuit inévitablement des phénomènes de pouvoir, de rivalité et de peur, ennemis intimes et ignorés par le couple :« La lutte contre la domination masculine a souvent été confondue avec la lutte contre… les hommes. De nombreuses femmes ayant souffert à travers leur généalogie, de sujétion ou d’exploitation par le monde masculin se sont appuyées sur le mouvement montant de rébellion collective pour faire la guerre à… leur homme, au singulier. » (p. 38)Les principes de collusion et de double contrainte réciproque. Dans le Petit Larousse, le mot « collusion » vient du latin colludere, qui signifie « s’entendre avec quelqu’un au détriment d’un autre. C’est une entente secrète entre deux ou plusieurs personnes en vue de tromper quelqu’un ou de lui causer préjudice ». Le psychanalyste H. Dicks (1967) fut le premier auteur à utiliser le concept de collusion pour décrire les conflits conjugaux, à l’intérieur d’un jeu commun inconscient entre les partenaires. En 1978, le zurichois Jürg Willi a consacré la totalité de son ouvrage, La relation de couple (1982), à la définition du concept de collusion. Par la suite, Lemaire (1979) a repris le concept, suivi de plusieurs autres auteurs qui l’ont utilisé, parfois en des termes différents, pour expliquer la nature des conflits conjugaux (Zinker, 1983; Scharff et Scharff, 1987; Scarf 1991; Pasini, 1991; 1996).Dans la théorie générale des systèmes de L. Von Bertalanfly, l’important est l’organisation actuelle de l’interaction où l’interdépendance des individus est mise de l’avant, dans l’ici et maintenant. Le neuropsychiatre belge Mony Elkaïm, quant à lui, identifié à la théorie systémique de la deuxième cybernétique et jouissant d’une réputation indéniable auprès des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, a développé le concept de double contrainte réciproque (Elkaïm, 1989) en s’appuyant sur les travaux de G. Bateson. Il le définit comme étant une « sorte de collusion implicite » (p. 32), un « nœud paradoxal » (p.144), une « invite implicite » (p.173). Pour mieux saisir son mode de fonctionnement, il fait appel à deux concepts clés : le « programme officiel » et la « carte du monde ». Le premier (PO) fait référence au reproche explicite que chacun des conjoints adresse à l’autre, tandis que le deuxième (CM) est une demande implicite, laquelle est élaborée à partir d’expériences et de croyances issues du passé, le plus souvent de l’enfance, et à travers laquelle chacun perçoit le présent. Elkaïm refuse toutefois de s’enfermer dans un cadre étiologique où il y aurait des faits objectifs et une vérité quelconque, contrairement à l’approche psychanalytique, et c’est pourquoi il précise qu’elle a deux fonctions interreliées et non réductibles. La première fonction correspond à une façon de nier une contradiction à l’intérieur de soi en vivant, comme imposées de l’extérieur et tour à tour, les deux demandes de la double contrainte. La deuxième fonction concerne les attitudes de chacun des partenaires, lesquelles doivent être interprétées dans le contexte du système conjugal où chacun conforte l’autre dans ses croyances de base et ce, malgré la personnalité et l’histoire développementale de chacun. Ainsi, à l’aide d’un exemple clinique, Elkaïm (1989) conclut :
« Les tourments qu’ils paraissaient s’infliger mutuellement pouvaient être décrits comme un moyen de conforter l’autre dans ses croyances et de l’aider à éviter de se confronter au déchirement qu’eût impliqué le changement » (p. 24).À mon avis, tout comme Willi, Elkaïm met tout de même en lumière la relation circulaire et complémentaire qui organise les caractéristiques individuelles de chaque partenaire dans le système conjugal tout en mettant l’accent sur le processus relationnel du couple.Dans les relations de couple, il y a toujours collusion. Elle intervient dans le choix du partenaire et dans les conflits conjugaux, chroniques ou non. Hormis son caractère inévitable, elle n’est pas liée à un processus qui mène inexorablement à une pathologie. La collusion n’est en fait ni désirée ni reconnue par les deux partenaires. Willi (1982) désigne cette sorte d’intrigue, ce « mensonge de la réalité » (p.16), de jeu « névrotique commun et inconscient » (p. 57). C’est un processus relationnel où chacun a son rôle d’aggravation de la situation. Le fait de vivre un conflit profond de même nature unit les deux partenaires, chacun espérant inconsciemment être délivré par l’autre de ses anciens conflits intériorisés. Sans cet espoir invisible, la collusion ne se perpétuerait pas dans son absurdité récurrente. Elkaïm croit également que la double contrainte réciproque, bien qu’elle révèle une vulnérabilité pathologique, peut être une occasion de créativité. En effet, dans certains contextes, elle offre aux partenaires l’occasion d’expérimenter de nouvelles situations relationnelles, ce que Gregory Bateson dénomme le « contexte des contextes » (Elkaïm, 1989, p. 35). Ainsi, lorsqu’un des partenaires répond à la double contrainte, il amplifie et maintient certains traits de la personnalité de l’autre. Par ailleurs, il est également possible que le partenaire refuse de répondre à la double contrainte; il se crée alors une nouvelle dynamique qui est différente de ce que chacun a vécu isolément dans sa famille d’origine. Ainsi, pour qu’une cloche sonne en nous, il ne faut pas seulement qu’elle soit nôtre, mais aussi qu’un contexte approprié ait pu la faire sonner !
En psychanalyse, le refoulement est un mécanisme de défense universel, le dénominateur commun et le précurseur de tous les mécanismes de défense. Il est particulièrement actif dans les premières années de la vie de l’enfant. Lorsque des représentations, des désirs ou des fantasmes deviennent une source de déplaisir et menacent sa sécurité intérieure, les affects désagréables qui en découlent sont contrôlés, niés ou refoulés dans l’inconscient. Dans la collusion dysfonctionnelle, le retour du refoulé opère sur les attitudes de défense régressives et progressives. Chaque partenaire à l’intérieur du couple, dans les interactions qu’il a avec l’autre, se protège du danger de reconnaître en lui les aspects qu’il tente de répudier et de désavouer afin d’éviter l’anxiété par le retour de ce refoulé. Cette échange implicite permet donc à chacun d’exprimer pour l’autre des comportements, soit régressifs, soit progressifs, que l’autre ne s’autorise pas, chacun se défendant ainsi contre son angoisse profonde. Chacun des deux partenaires souhaitant secrètement être délivré par l’autre de son chaos intérieur, nous assistons donc au déplacement d’un problème individuel à un conflit interpersonnel. Pour décrire ce processus, Willi (1982) parle « d’équilibre intra-individuel » (p. 157) et « d’équilibre inter-individuel » (p. 161), deux conditions actualisées par la contribution d’un autre mécanisme de défense, soit l’identification projective.
L’identification projective
Dérivée de l’approche psychanalytique et élaborée par Klein (1959; 1969), l’identification projective prend sa source dans l’expérience du nourrisson, plus particulièrement dans son intégration du bon et du mauvais objet, ainsi que dans les réactions devant le déplaisir et la souffrance. De prime abord, l’identification projective ne sert pas uniquement à la défense inconsciente puisqu’elle représente la première forme d’empathie; elle sert aussi au choix inconscient des conjoints dans l’éclosion du sentiment amoureux par l’idéalisation du partenaire. En ce sens, elle crée le lien, en améliorant l’objet lorsque les parties projetées sont bonnes (bon objet). En contre-partie, la projection sert aussi à attaquer l’autre pour fuir en soi des émotions désagréables, en lui attribuant ce qui nous appartient et en projetant sur lui des fantasmes refoulés dans l’inconscient. Ainsi, les sensations et les sentiments douloureux se trouvent ailleurs, à l’extérieur de soi (mauvais objet). Dans ce dernier cas, la projection devient une défense.Willi (1982) croit que, en thérapie de couple, les projections ne devraient pas être interprétées comme de simples fantasmes, mais qu’elles signifient plutôt que « chaque membre du couple incarne dans son comportement ce que l’autre refoule comme possibilité propre de comportement » (p. 162), puisque chacun « porte en lui la disposition à incarner ce Moi que l’autre attend et qui correspond à son propre idéal » (p. 182). La projection se veut donc un échange des parties niées du Moi sur lequel se sont entendus, inconsciemment bien sûr, les deux membres du couple. Ainsi, chaque partenaire s’identifie aux projections de l’autre. Ce troc est nécessaire à l’équilibre psychique de chaque protagoniste et à la survie du système qu’ils forment. Pour cerner les enjeux de l’identification projective, il convient de se poser les questions suivantes : « Qui fait porter quoi à qui? » ou encore « Qui porte quoi pour qui? ». La projection et l’identification projective s’opposent à la différenciation du soi, cette dernière se référant à la capacité individuelle à distinguer ce qui appartient à soi de ce qui appartient à l’autre.Voyons maintenant, à partir d’un cas clinique, comment deux partenaires ont fait collusion l’un avec l’autre et comment ils se sont placés dans une double contrainte réciproque les menant ainsi vers une dynamique de violence.Un couple en psychothérapie : Carmen et Norbert
Demande initiale
Lors du premier contact téléphonique, Carmen m’explique avoir déposé une plainte à la police deux semaines auparavant car elle a eu très peur des menaces de Norbert : « Tiens toi tranquille, sinon tu ne sais pas ce qui t’attend », tout en lui serrant les poignets. Ce n’était pas la première fois. Elle demande une entrevue de couple car son conjoint refuse d’être aidé seul pour sa violence. De plus, elle veut s’assurer qu’il dira toute la vérité. Ce serait également la recommandation du procureur de la couronne. Elle dit avoir moins peur depuis qu’il a passé une nuit en prison. Il y a trois mois, elle s’était réfugiée quelques jours dans une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence.En entrevue, les deux protagonistes expliquent avoir un problème de communication découlant de mésententes sexuelles depuis trois ans et ils s’accusent mutuellement d’attitudes provocatrices qui les amènent de plus en plus à se bagarrer physiquement. Les premiers incidents de violence physique ont débuté il y a environ un an et demi. Carmen précise qu’elle a accepté la consultation de couple à la demande de Norbert, mais elle considère que c’est lui qui a davantage besoin d’aide, d’autant plus qu’il aurait déjà été accusé de violence conjugale par son ex-conjointe. Elle se considère peu exigeante et dit avoir tout essayé pour régler leurs problèmes. Si par malheur elle tente de s’affirmer, dit-elle, parce qu’elle refuse d’être une femme soumise sans rien dire, c’est à ce moment que Norbert tenterait de reprendre le contrôle sur elle en la manipulant et en la menaçant. Elle demande si son couple est condamné. Ils disent tous les deux pourtant s’aimer.De son côté, le ton pausé et inébranlable, Norbert dit que ça ne va pas dans la tête de Carmen, mais qu’il est prêt à consulter avec elle pour l’aider. Il se défend d’être un homme violent et explique qu’il perd le contrôle malgré lui parce qu’il se sent persécuté par Carmen qui ne cesse de l’accabler de tous les maux de la terre et ne comprend pas pourquoi. Il lui en veut d’avoir appelé la police, ce qui lui a valu les menottes et une nuit en prison. Il a une comparution pour retourner en cour. Il dit aimer Carmen.Quelques jalons pour la psychothérapie de Carmen et Norbert
Évaluation systémique de la violence
Bien que Carmen se décrive comme étant une victime de violence, sur un ton vindicatif et parfois en pleurant, elle lui reproche de lui mentir et de la fuir en s’enfermant dans le mutisme tout en lui faisant sentir qu’elle est coupable de tous les maux de leur couple. Du même coup, elle le dévalorise : « Sans moi tu ne serais rien »; le culpabilise : « tu n’as aucune reconnaissance »; le menace : « gare au juge »; a recours au chantage affectif : « personne ne souffre comme moi ». De son côté, Norbert lui reproche d’être une « freek control ». Il explique être injurié injustement pendant des heures pour ensuite subir sa bouderie. Il la dévalorise : « tu n’es rien qu’un bébé gâté », use du chantage affectif « tu ne trouveras jamais un autre bon gars comme moi ». Carmen parle souvent de séparation, quitte quelques jours, puis se ravise et pleure en promettant qu’elle ne se plaindra plus et Norbert s’engage à faire des efforts pour l’écouter. C’est d’ailleurs souvent à ce moment qu’ils ont une relation sexuelle. Norbert se plaint que Carmen l’a déjà critiqué ouvertement sur ses piètres performances sexuelles devant ses amies. Carmen, quant à elle, n’en peut plus de supporter à elle seule tout le poids de la responsabilité sexuelle du couple. Elle se dit lasse de porter la responsabilité d’avoir à prendre l’initiative des rapprochements sexuels, devant la réaction passive de Norbert et d’essuyer plus souvent qu’autrement des refus. Elle en arrive à croire qu’il a une maîtresse, ce qu’il nie en riant. Enfin, Carmen a le sentiment d’être plus sa « deuxième mère » alors qu’il se montre peu disponible pour elle et prend des décisions sans la consulter. Tous deux âgés dans la fin trentaine, le couple a commencé à cohabiter il y a trois ans, après trois mois de fréquentation, et est marié depuis un an, sur l’insistance de Carmen. Norbert, en acceptant, croyait qu’elle serait davantage rassurée de son amour pour elle.D’emblée, les deux partenaires sont plus enclins à admettre qu’ils sont des victimes plutôt que les auteurs des actes violents. Malgré les propos tenus par Carmen voulant qu’elle se perçoive victime de violence, il appert que son langage non verbal ainsi que le ton sur lequel elle s’adresse à Norbert traduit qu’elle ne le craint pas réellement comme dans les situations de « terrorisme intime » où il y a une femme battue et un homme dominant (Johnston et Campbell, 1993). Leur dynamique de violence est plutôt « situationnelle », la forme la plus courante de violence conjugale et où les deux conjoints réagissent rapidement aux provocations de l’autre, allant d’altercations mineures à des altercations de plus en plus sérieuses.En aidant ce couple à s’interroger sur ce type de violence et sur le déclenchement des querelles, il leur est devenu possible de prendre conscience de la coresponsabilité dans l’attitude de chacun. Dédramatiser et déculpabiliser réciproquement, d’autant plus qu’il n’y avait pas de dangerosité immédiate, m’est apparu également nécessaire. J’ai donc suggéré, dès la première séance, que leur recours à la violence était l’expression d’une impasse et d’une tentative désespérée pour en sortir, accompagnées d’une connotation positive, car chacun cherchait à protéger l’autre par amour en résistant au changement, et que nous allions ensemble comprendre comment ils en étaient rendus là. En «métacommuniquant» sur leur communication symétrique (compétitive plutôt que de domination), j’ai également été en mesure de leur faire comprendre qu’ils étaient à la fois victime et bourreau l’un pour l’autre. Ainsi, pour ce couple, il n’y avait pas d’un côté un bourreau (Norbert) et de l’autre une victime (Carmen). Dans la mesure où chacun a d’abord présenté son symptôme comme une conséquence de l’attitude de l’autre, dont il était victime, mon objectif fut d’amener les deux partenaires à se percevoir dans une souffrance commune et de susciter une demande de compréhension plus profonde et une remise en question globale des liens qui les unissaient. Ainsi, la collaboration des deux partenaires fut rendue possible en vue de s’engager dans un processus thérapeutique, tout en leur énonçant certaines règles afin de contenir, le cas échant, les passages à l’acte dans la violence physique. J’ai privilégié indubitablement les séances en couple. Vivre ensemble est souffrant, mais la souffrance y est tout autant à l’idée de se séparer. Je n’allais donc pas les voir séparément alors qu’ils n’étaient pas prêts à « se séparer psychiquement » !Au cours des premières séances, j’ai privilégié des interventions directives pour leur permettre d’expérimenter certaines habiletés à la communication, lesquelles leur ont permis de diminuer les tensions et de vivre des moments plus agréables, du moins en partie. Cela leur a également permis d’amorcer une écoute mutuelle susceptible de diminuer les comportements défensifs par l’utilisation d’accusations massives (défenses projectives). Il fallait les aider à sortir du cercle vicieux « tu me blesses, je te blesse ». Il s’avérait encore très difficile de compléter l’anamnèse sexologique. Nous avons toutefois convenu que nous allions l’approfondir après avoir exploré leur génogramme respectif, un outil thérapeutique utilisé dans l’approche systémique. Celui-ci permet d’obtenir une lecture transgénérationnelle de l’histoire développementale et facilite notamment la compréhension du conflit collusif. Cette approche m’apparaissait plus efficace dans un premier temps comme traitement psychosexuel malgré les mésententes sexuelles, que de me centrer d’emblée sur les habiletés érotiques du couple (Desjardins, 1997, Schnarch, 1991; Scarf, 1991).
Histoire développementale
Carmen est séparée depuis cinq mois au moment de rencontrer Norbert. Elle a eu précédemment deux relations amoureuses engagées et tumultueuses où elle a reproché à ses conjoints de manquer de caractère, mais aussi de se sentir emprisonnée, contrôlée, et elle a utilisé de façon très destructrice l’expression de son ressentiment : « Ces hommes paraissaient capables d’encaisser tout ce que je pouvais leur dire, même quand je m’attaquais à ce qu’ils étaient vraiment. J’avais parfois envie qu’ils explosent, qu’ils se rebiffent, qu’ils fassent preuve d’un peu de fierté, qu’ils me parlent. Ils étaient de grands dépendants affectifs ». Carmen dit avoir été victime de relations amoureuses infernales, mais elle ne voit pas encore le rôle qu’elle y joue!L’histoire développementale perçue par Carmen nous apprend que sa mère était une femme affectueuse mais souvent malade, et qu’elle est décédée d’un cancer alors que Carmen n’avait que sept ans. Elle en a gardé très peu de souvenirs. Son père, entrepreneur en construction au statut socioéconomique enviable, s’est occupé seul de ses trois filles en faisant souvent appel à des « nounous » ou à certains membres de sa famille. Il avait aussi un « penchant pour la bouteille et les femmes », de dire celle-ci sans toutefois vouloir réellement s’engager. Et comme Carmen était l’aînée, elle a quitté rapidement le monde de l’enfance pour assumer un rôle de mère. Elle fut en fait une enfant « parentifiée ». Elle considère avoir reçu une éducation plutôt sévère et les encouragements étaient trop peu fréquents, on attendait d’elle qu’elle complète des études universitaires, ce qu’elle a réussi. Bien qu’elle reconnaisse que son père était quelquefois bienveillant à son égard, il se comportait de façon plutôt menaçante et elle en avait peur. En fait, elle le décrit imprévisible et en a beaucoup souffert. L’entourage familial lui renvoyait également l’image d’une petite fille sérieuse, studieuse et dévouée. Même si elle est maintenant une professionnelle de la santé qui réussit bien, elle doute beaucoup d’elle-même et elle donne toujours plus que ce qu’on lui demande. Elle vit sporadiquement depuis plusieurs années des épisodes où elle se sent très déprimée. Adolescente, Carmen s’est juré de ne jamais devenir amoureuse d’un homme dominateur comme son père.Norbert, quant à lui, raconte qu’il a expérimenté une seule relation amoureuse pendant huit ans et il était séparé depuis un an au moment de rencontrer Carmen. Il se sentait étouffé par les demandes incessantes d’intimité de son ex-conjointe et ne la désirait plus sexuellement. Il avait également fait l’objet d’une plainte pour violence conjugale car, à quelques reprises, il avait donné des coups de poings dans un mur et précise qu’il lui avait que serré les poignets au moment où elle se précipitait sur lui pour le frapper. C’était peu avant leur rupture. Plusieurs heures auparavant, elle l’avait injurié. Même s’il lui avait demandé de le laisser tranquille afin d’éviter l’escalade, elle le poursuivait. Il a passé une nuit en prison et avait dû passer en cour avec un mandat de garder la paix. Ce fut à ce moment la rupture définitive. Il en garde un souvenir traumatisant.Après ses études collégiales, Norbert s’est associé à son unique frère aîné dans la petite entreprise familiale à la suite de la mort de son père, il y a trois ans. Sa mère, décédée deux ans auparavant, travaillait dans l’entreprise familiale et était perçue socialement chaleureuse, mais exigeante et distante avec ses enfants. Son père, un homme au tempérament calme mais renfermé, était peu présent à la maison. De surcroît, il s’intéressait peu à ses enfants si ce n’est que pour les inciter à prendre la relève de l’entreprise, tout en leur faisant très peu confiance. C’était un « homme à femmes », dit-il, et sa mère tantôt le tolérait en silence, tantôt le menaçait de le quitter en le « faisant payer ». En fait, ses parents étaient souvent en instance de divorce. Il se souvient non seulement des cris et des tensions qui régnaient dans la maison, mais aussi de la détresse silencieuse de sa mère. Elle s’enfermait de longues périodes.
Conclusion
Intervenir avec plus d’équité
J’ai présenté ici l’histoire d’un seul couple pour illustrer mon propos. Cependant, selon les récentes recherches et mon expérience clinique avec les couples, il n’y a pas d’histoire type de la violence conjugale mais quelques lignes de force. Selon ce qui est plus généralement valorisé en intervention en matière de violence conjugale, mieux vaut une thérapie centrée non sur le couple mais sur la femme, si on désire intervenir le plus efficacement au niveau de la violence subie. Or, depuis les années 1990, de nombreuses recherches ont su nous démontrer qu’un grand nombre de femmes retournent vivre avec le conjoint violent, ou à tout le moins, que la violence survit au-delà de la séparation en se mutant d’une relation à l’autre et que les raisons ne sont pas toujours d’ordre socioéconomiques. On croit que les terrains psychologique, sociologique et économique peuvent se renforcer mutuellement. Selon Laporta, (1996), « la souffrance ne cède pas à un modèle réducteur » (p. 527). Ainsi, une approche multifactorielle de la violence conjugale est souhaitable, malgré le courant idéologique et politique qui persiste à souligner que le patriarcat est le seul facteur explicatif admissible. (Hirigoyan, 1998; Bélanger, 1998; Rondeau et al., 2001; Vidal, 2005). C’est accepter qu’il y ait plusieurs causes différentes, comme les plantes ont plusieurs racines!Plus souvent qu’autrement, les couples que je reçois en consultation pâtissent de leurs mauvaises relations et éprouvent de la culpabilité à faire souffrir l’autre. Même si ces personnes, dans les meilleurs cas, connaissent la différenciation des sexes et certaines techniques de communication, elles ignorent l’origine inconsciente de leur souffrance. Il s’agit plus souvent qu’autrement d’une non-rencontre de deux enfances inachevées, échouées sur une même plage, dont je suis témoin.La thérapie de couple systémique, juxtaposée à l’approche psychanalytique, permet de saisir l’interdépendance des partenaires dans le système conjugal, de même que les aspects développementaux, pour que chacun puisse se réapproprier la part qui lui revient dans l’escalade de la violence. Nous intervenons sur l’ensemble des éléments d’un tout, tout en intervenant sur quelques-unes de ses parties. Elle permet ainsi de l’aborder sous un angle autre que celui d’un seul bourreau et d’une seule victime, et d’offrir un traitement équitable, que l’on soit homme ou femme.Les contre-indications de l’approche systémique
L’agressivité en tant qu’émotion n’est pas condamnable. Ce qui l’est, c’est de la traduire par des comportements violents. Il est important ici de se rappeler que le blâme et la responsabilité sont deux entités différentes. Si le thérapeute du couple ne blâme personne, il se doit parfois d’obliger celui ou celle qui adopte des comportements pervers à faire face à sa situation et à choisir les moyens pour y remédier, surtout quand la violence conjugale augmente. On peut bien se demander comment certaines femmes vivent leurs pulsions agressives « par procuration », en faisant éclater la colère de leur conjoint (et du thérapeute!), innocentées par leur sexe féminin? Toutefois, dans d’autres situations, je ne peux nier que la victime de « terrorisme conjugal », plus souvent qu’autrement une femme, n’a pas d’autre choix que de subir. À ce titre, je rejoins la pensée de Marie-France Hirigoyen (1998), qui écrit que « résister à l’emprise, c’est s’exposer à la haine » (p. 117). Chez le réel pervers, la culpabilité est inexistante et les tactiques de domination sont sournoises et niées. Le conflit honnête est impossible. Il a des cailloux plein la bouche et ne paraît jamais beaucoup souffrir. Si la victime réagit, elle est génératrice du conflit. Si elle refuse de réagir, la destruction s’ensuit. Nous pourrons ultérieurement nous demander où tirer la ligne dans ce jeu de la surenchère des défenses perverses, risquant peut-être de se terminer par la « reddition du moins pervers des deux » (Hirigoyen, 1998). Dès lors, on comprendra que la prudence s’impose devant de telles situations de dangerosité, que celles-ci soient physiques ou émotionnelles. Même si l’agression physique est souvent le baromètre de la violence, la dimension de méchanceté chez le pervers narcissique qualifie l’agression verbale et psychologique. Quand la haine est montrée, que l’autre est acculé, que l’irresponsabilité est maintenue, nous devons nommer la perversion et sortir du cadre systémique qui suggère d’emblée qu’il n’y a qu’une relation pathologique, car le risque est de faire perdre de vue la protection de l’individu (Hirigoyen, 1998).
L’auto-référence du thérapeute
Pour terminer, je dirais que la compétence, la vigilance et le degré « d’acceptation » du thérapeute sont les éléments clés, ce qui m’amène à faire mention de la dimension autoréférentielle (contre-transfert) du psychothérapeute conjugal dans un contexte de violence. Nous sommes indubitablement conviés au dévoilement de notre rapport à l’agressivité dans la rencontre avec un couple aux prises avec une dynamique de violence. En effet, il n’existe rien qu’on ne puisse rencontrer chez l’autre que nous ne portions potentiellement en nous-mêmes, hommes et femmes et les enjeux sont grands. La culpabilité, la honte, la colère, voire la confusion, sont au rendez-vous des rendez-vous de nos clients. Cette confusion peut être le reflet de notre propre ambivalence relativement à notre agressivité et mérite d’être scrupuleusement scrutée, surtout lorsque certains « contes » de nos clients ravivent des expériences personnelles douloureuses. Tant le bourreau que la victime qui dort en nous peut se manifester et ce, sans appel d’offre! Il suffit d’observer nos attitudes complaisantes ou retranchées, motivées par nos peurs et notre hostilité. Quelle que soit l’approche thérapeutique, la plupart des thérapeutes éprouvent d’énormes difficultés à gérer les tensions interpersonnelles (critique, hostilité, retrait, évitement), tandis qu’une minorité parvient à intervenir de façon pertinente dans de telles situations (Binder et Strupp, 1997, cités dans Lecomte, 2005). Sans cette connaissance approfondie de notre rapport à la violence, nous risquons à notre tour de faire collusion. J’invite donc les intervenants qui travaillent auprès des couples à réfléchir sur leur rapport à la colère, à l’agressivité et à la violence et à s’ouvrir à toute cette complexité, car celle-ci offre des pistes pour sortir des rôles prédéterminés permettant ainsi de mieux saisir la violence entre les conjoints en vue de pouvoir l’éradiquer.
Nicole Desjardins, M.A.Thérapeute conjugale et familialeSexologue – PsychothérapeuteTravailleuse socialePratique privé
http://nicoledesjardins.com/pdf_medias/violence_couple.pdf
Descripteurs :Violence entre conjoints // Thérapie conjugale // Concept de collusion // Concept de double contrainte réciproqueMarital psychotherapyBIBLIOGRAPHIEBélanger, Steven. (1998). Une approche multifactorielle de la violence conjugale. Intervention, 106, p. 73-78.Desjardins, Nicole. (1997). Essai d’intégration en thérapie sexuelle de couple des concepts de collusion et de double contrainte réciproque. Rapport de maîtrise en sexologie clinique, UQÀM.Dicks, Henry V. (1967). Marital Tensions. Clinical Studies Toward a Psychological Theory of Interaction. New York : Basic Books.Elkaïm, Mony. (1989). Si tu m’aimes, ne m’aime pas. Paris : Seuil, p. 24, 32, 35. 144 et 173Guay, F. (1999). La violence conjugale chez les lesbiennes. Une recension critique. CRIVIFF, Collection Études et Analyses, 9.Hétu, Raymond. (1988). Pour guérir du mal de mère. Montréal : VLB éditeur.Hirigoyen, Marie-France. (1998). Le harcèlement moral : La violence perverse au quotidien. Syros. p. 117Johnston, J., et Campbell, L. (1993). A Clinical Typology of Interparental Violence in Disputed-Custody Divorces. American Journal of Orthopsychiatric, 63 (2), p. 190-200