La loi du silence
« De toutes les violences, les violences envers les enfants sont certainement les plus cachées. La loi du silence y règne en maître. Et c’est particulièrement vrai pour les maltraitances, c’est à dire les violences subies par des enfants alors qu’ils sont sous la garde d’une personne de confiance ou dont ils dépendent, comme un parent, un frère ou une sœur plus âgé, un autre membre de la famille, une nourrice, un baby-sitter, ou par une personne ayant une autorité sur l’enfant (enseignant, éducateur, personnel soignant, prêtre, etc.), et parfois même par des personnes travaillant dans une structure sociale censée protéger les enfants d’un tel danger (institution, famille d’accueil, etc.). En toute impunité, la famille peut se révéler comme une des pires zones de non-droit, et se transformer en un véritable système totalitaire où tous les droits fondamentaux des enfants peuvent être bafoués, où il est possible de commettre des crimes et des délits inconcevables sur des personnes sans défense, totalement dépendantes, et privées de liberté. L’enfant est encore trop souvent considéré comme la propriété de ses parents auxquels il doit respect et obéissance quoi qu’il arrive »
page entièrement écrite par le Dr Muriel Salmona
lire également l’article qu’elle a écrit en juillet 2013 les violences faites aux enfants – un silence assourdissant et un scandale sanitaire, social et humain
De toutes les violences, les violences envers les enfants sont certainement les plus cachées. La loi du silence y règne en maître. Et c’est particulièrement vrai pour les maltraitances, c’est à dire les violences subies par des enfants alors qu’ils sont sous la garde d’une personne de confiance ou dont ils dépendent, comme un parent, un frère ou une sœur plus âgé, un autre membre de la famille, une nourrice, un baby-sitter, ou par une personne ayant une autorité sur l’enfant (enseignant, éducateur, personnel soignant, prêtre, etc.), et parfois même par des personnes travaillant dans une structure sociale censée protéger les enfants d’un tel danger (institution, famille d’accueil, etc.).
DEFINITIONS ET LOIS
Selon l’Article 19 de la Convention Internationale des droits de l’enfant (20 novembre 1989), la maltraitance renvoie à “toutes formes de violences, d’atteintes ou de brutalités physiques et mentales, d’abandon ou de négligences, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle”. En France pour l’ODAS (Observatoire Décentralisée de l’Action Sociale) l’enfant maltraité est celui qui est “victime de violences physiques, cruauté mentale, abus sexuels, négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychologique.” L’ODAS distingue, depuis 1993, les enfants à risque et les enfants maltraités. L’enfant à risque est celui qui connaît des conditions d’existence qui risquent de mettre en danger sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation, ou son entretien, mais qui n’est pour autant pas maltraité. Les enfants en danger comprennent l’ensemble des enfants en risque et des enfants maltraités.
Pour la loi, les violences envers les enfants, qu’elles soient physiques ou sexuelles, ont de nombreuses circonstances aggravantes, violences sur mineurs de 15 ans, par ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur le mineur. Et l’enfant en danger doit être protégé par les adultes qui ont connaissance des situations à risque ou des violences que l’enfant pourrait subir ou bien ou qui les suspectent. La loi impose aux citoyens et aux professionnels de signaler les enfants en danger et ce jusqu’à 18 ans (art 434-1 et 434-3, art 226-13 sur la levée du secret professionnel). La prévention des violences faites aux enfants est un devoir pour tout professionnel prenant en charge des enfants ou des parents. En France : selon l’ODAS (2006), chiffres qui proviennent de signalements forcément très sous-estimés, 98000 enfants en danger dont 19000 enfants maltraités (victimes de violence physiques, sexuelles, psychologiques, de négligences lourdes ayant des conséquences graves sur son développement physique et neurologique) et 79000 enfants à risque. Sur les 19000 enfants maltraités on retrouve 31% de violences physiques, 24% de violences sexuelles, 19% de violences psychologiques, 26% de négligences lourdes.
VIOLENCES FAMILIALES
La famille est le lieu où s’exercent la grande majorité des violences envers les enfants et la quasi totalité des homicides d’enfants.
Selon les statistiques (Observatoire National de la Délinquance, 2010, par le 119, numéro d’appel pour les enfants en danger) les auteurs des violences sont très majoritairement les parents, les pères pour les violences sexuelles (81,6% des auteurs), les mères pour les négligences graves et les conditions d’éducation défaillantes (en sachant que les enfants sont le plus souvent avec leur mère), et les violences graves sont également partagées. En toute impunité, la famille peut se révéler comme une des pires zones de non-droit, et se transformer en un véritable système totalitaire où tous les droits fondamentaux des enfants peuvent être bafoués, où il est possible de commettre des crimes et des délits inconcevables sur des personnes sans défense, totalement dépendantes, et privées de liberté. L’enfant est encore trop souvent considéré comme la propriété de ses parents auxquels il doit respect et obéissance quoi qu’il arrive. Le cinquième commandement de la Bible dit : “tu honoreras ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne.” (Exode, 20,12), et jusqu’au 5 mars 2002 l’article 371-1 du code civil sur l’autorité parentale commençait en stipulant : “L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère”, il a été récemment modifié et commence maintenant par : “L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant.”, et l’article 371-1 précise que cette autorité parentale “appartient aux père et mère jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne. Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité.” Cela se traduit dans le langage courant par des expressions qui mettent en scène plus une notion de possession – “combien avez-vous d’enfants ?” – que de responsabilité -“de combien d’enfants êtes-vous parent ?”. Les parents maltraitants sont dans l’ensemble protégés au nom d’un sacro-saint respect de la famille et des liens parents-enfants. De même quand l’enfant est exposé à de graves violences conjugales, on considère encore trop souvent qu’un parent violent avec son conjoint – le plus souvent le père – peut être malgré tout un bon parent même s’il terrorise et traumatise durablement l’enfant, à partir du moment où il n’exerce pas de violences physiques directes sur l’enfant. Et dans un retournement pervers, des juges (Juges des Enfants, Juges aux Affaires Familiales) peuvent tenir des propos sidérants – je les ai entendus à plusieurs reprises lors de colloques auxquels ils participaient – tels que : “si la mère n’est pas capable d’assurer sa protection, alors elle met l’enfant en danger et il faut le lui retirer et les placer”. Dans les affaires de violences intra-familiales, particulièrement quand il y a séparation et procédure de divorce, la parole de l’enfant est très peu prise en compte, elle est même souvent disqualifiée sous le prétexte que cette parole serait aliénée par le parent alléguant des violences, la justice en France aimant se référer au “syndrome d’aliénation parentale” qui n’a jamais reçu de validation scientifique. Ce syndrome a été inventé par un psychiatre américain, Richard Gardner, qui dans ses ouvrages fait l’apologie de la “pédophilie”. Richard Gardner y écrit que la “pédophilie” ne serait nuisible aux enfants que parce qu’elle est stigmatisée par la société. Très fréquemment, devant un enfant en grande souffrance qui présente des troubles des conduites (mises en danger, auto-mutilation, conduites à risque, fugue, alcoolisation, toxicomanie, petite délinquance, etc.), les adultes censés le prendre en charge auront recours à des discours moralisateurs et culpabilisants : “tu ne dois pas te conduire comme cela…, regarde la peine (ou au choix la honte) que tu fais à tes parents…, qui font tout pour toi… “, discours rappelant sans cesse aux enfants leurs devoirs et oublieux de leurs droits. Et dans l’ensemble la petite délinquance et les incivilités des adolescents font bien plus l’objet de réponses judiciaires que les violences graves que les adultes exercent en tant que parents. La délinquance des jeunes mineurs est souvent très médiatisées et dramatisée. Les jeunes sont stigmatisés pour leurs troubles du comportements et leurs conduites à risques. Pourtant, les chiffres de la protection judiciaire de la jeunesse le démontrent, les enfants et les adolescents subissent beaucoup plus de violences qu’ils n’en commettent : 170 500 jeunes sont pris en charge par les services de la Protection judiciaire de la jeunesse contre 92 000 jeunes au pénal, ce qui n’empêche pas certains politiciens de surfer sur la peur de jeunes de banlieue, et de prôner une justice toujours plus sévère avec des centres de rééducation fermés. Et bien que l’OMS ait reconnu en 2010 que la principale cause pour subir ou commettre des violences est d’en avoir déjà subi, régulièrement la justice des mineurs (qui heureusement privilégie en France depuis 1945 l’éducation et la prévention à la punition) est attaquée et sommée d’être plus répressive. La Justice des mineurs est une justice particulière qui s’applique non seulement aux enfants mais aussi aux adolescents jusqu’à 18 ans. Elle comprend des magistrats, des juridictions spécialisées (le juge des enfants et le Tribunal pour enfants) et des services éducatifs. Elle fonctionne selon des règles de droit et des procédures différentes de celles des adultes, qui sont adaptées aux mineurs.
CONSEQUENCES INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES
Les symptômes psychotraumatiques qui traduisent une grande souffrance des enfants et des adolescents et qui sont une preuve des violences subies, sont le plus souvent interprétés comme des problèmes de personnalité inhérents à l’enfant, à sa mauvaise volonté, son égoïsme, ses provocations, voire sa méchanceté et son caractère vicieux. Et plutôt que de relier ces troubles psychotraumatiques à des violences subies ou dont l’enfant a été le témoin, on va trouver de nombreuses rationalisations qui auront bon dos, telles que la crise d’adolescence, les mauvaises fréquentations, l’influence de la télévision, d’internet, etc., ou bien la faute à pas de chance : “mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour avoir un enfant comme ça ?”, voire même dans une inversion orwellienne particulièrement perverse : “on l’a trop pourri, gâté, c’est un enfant roi !!”. L’hérédité peut être aussi appelée à la rescousse : “il est comme… son père, son oncle, sa grand mère, etc”, ainsi que la maladie mentale, d’origine génétique de préférence. C’est comme cela que les suicides des enfants et des adolescents, ou les jeux dangereux, comme celui du foulard, seront mis sur le compte d’une contagion ou de dépressions, les violences subies n’apparaissant presque jamais en tant que cause directe. Il est utile de rappeler que les premières causes de mortalité en France chez les moins de 25 ans sont les accidents et les suicides, et que ceux-ci sont très fortement corrélés à des violences subies.
Les récits d’enfance de beaucoup de patients font froid dans le dos ! Ces récits décrivent des scènes de torture quotidiennes, des sévices physiques et sexuels, des actes de barbarie, des mises en danger réitérées, associées à des négligences et des violences psychologiques d’une cruauté incroyable. Pour la plupart de mes patients, les sévices remontent à leur premiers souvenirs, déjà à 3 ans ils vivaient dans la terreur et ils n’ont ensuite connus que celle-ci, dans l’indifférence générale. Ils ont été confronté à une volonté systématique de les faire souffrir le plus possible, avec des mises en scène destinées à les terroriser et à les désespérer, de véritables tortures. Plusieurs patients m’ont rapportés avoir reçu en cadeaux de Noël ou d’anniversaire des fouets ou des martinets… nombreux sont ceux qui, en punition, devaient rester des heures à genoux les bras en croix ou sur la tête, enfermés dans une cave ou un placard dans le noir, attachés de longues heures, affamés ou obligés de manger des restes alimentaires avariés, passés sous des douches froides ou brulantes, exposés en plein froid, abandonnés, brulés avec des cigarettes. Certains étaient même réveillés en pleine nuit pour être injuriés, secoués et frappés violemment. D’autres devaient faire des travaux épuisants ou impossibles pour leur âge, et étaient transformés en esclaves corvéables à merci. Beaucoup ont eu de nombreuses fois peur de mourir : lors de mises en danger (conduite à risque routière en état d’ivresse, négligences graves) ; lors de menaces de mort explicites (verbales ou avec une arme, menaces de “suicide” collectif) ; lors de scénarios terrifiants inventés par des adultes pour faire peur (lors de maladie ou d’accidents où les adultes prédisent à l’enfant une mort certaine dans des souffrances atroce uniquement pour le terrifier, un père “s’amusait” à dire à une patiente quand elle avait six ans qu’il avait dans sa poche une bombe qui allait exploser dans trois minutes et il commençait le décompte…) ; lors de violences physiques extrêmes ou de viols ; lors de tentatives de meurtre (strangulation, étouffement, noyade, etc.). Ces enfants gravement maltraités vivaient continuellement la peur au ventre, peur de provoquer une colère, peur d’être tués, peur de se réveiller le matin, peur de rentrer à la maison après l’école, peur des repas, des week-end, des vacances. Ils ont dû développer des stratégies hors norme pour survivre, en s’auto-censurant pour éviter toutes les situations à risque de dégénérer en violences, en se soumettant à tous les diktats des bourreaux, en se dissociant pour supporter l’insupportable en s’aidant de conduites à risque, en développant très souvent un monde imaginaire pour s’y réfugier, un monde imaginaire devenant parfois envahissant avec un compagnon imaginaire (poupée, peluche, animal, ami) à qui ils parlaient et qui souvent leur parlait, avec l’élaboration de romans familiaux (où l’enfant a d’autres parents) ou de romans d’aventure dont ils étaient les héros. Mais ces stratégies avaient leur limite et les enfants pouvaient traverser des périodes de désespoirs intenses avec des idées et parfois des passages à l’actes suicidaires. Et souvent, ils n’ont pu en parler, que vingt, trente, voire plus de quarante ans après. À l’âge adulte, la mémoire traumatique de toutes ces violences est toujours là qui met en scène des terreurs, des désespoirs, des souffrances intolérables comme si elles étaient en train de se reproduire à nouveau, avec des sensations soudaines d’être projetés par terre, d’être écrasés, frappés violemment, de perdre connaissance, de mourir, d’avoir la tête ou le corps qui explose, avec des suffocations, des douleurs intenses. Et toutes les situations qui exposaient le plus à des violences comme les repas, les soins corporels, l’endormissement, les apprentissages, répondre à des questions, les week-end, les vacances, les trajets en voiture, etc. deviennent redoutées, et sont susceptibles de provoquer bien des années après des angoisses ou des attaques de panique ou des conduites d’évitement.
L’étude prospective américaine de Felitti (2010), montre que le principal déterminant de la santé à 55 ans est d’avoir subi des violences dans l’enfance. Les conséquences sur la santé, sont à l’aune des violences subies, plus elles ont été graves, fréquentes et plus les conséquences sur la santé sont importantes : risques de mort précoces par accidents, maladies et suicides, de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabète, d’obésité, épilepsie, de troubles psychiques, d’addictions, de douleurs chroniques invalidantes, etc. Les symptômes psychotraumatiques tels que la mémoire traumatique, l’intensité des angoisses, des attaques de panique, des douleurs sont de véritables “boîtes noires”, contenant toute la mémoire des sévices, même ceux dont il n’est pas possible pour la victime de se souvenir parce qu’elle était trop petite, la structure cérébrale permettant d’intégrer les souvenirs – l’hippocampe – n’étant fonctionnelle qu’à partir de 2-3 ans comme nous allons le voir, ou parce qu’une amnésie psychogène de survie s’est installée, ce qui est fréquent pour ne pas mourir de désespoir. Mes patients ont la chance – parfois miraculeuse – d’avoir survécu, mais combien ne sont plus là pour témoigner. En France nous n’avons pas de chiffre pour évaluer le nombre d’homicides d’enfants par violences, nous savons que les enfants les plus exposés à la mort sont les plus jeunes, les nourrissons paient un très lourd tribu à la violence, et souvent ces crimes ne sont pas identifiés, maquillés qu’ils sont en accidents ou en morts subites. La mortalité en France avant l’âge de un an diminue régulièrement, mais reste toutefois importante (3393 cas en 2000) et plus élevée qu’à tous les autre âges de l’enfance. “Les statistiques nationales officielles de mortalité révèlent pour cette tranche d’âge certains phénomènes troublants : un pourcentage non négligeable de morts « de causes inconnues ou non déclarées », un taux très élevé de décès dits accidentels à un âge où l’enfant n’a que peu de capacité d’être acteur de son accident (notamment face au risque d’accident domestique), un petit nombre annuel d’homicides répertoriés comme tels au niveau national, ce qui semble peu réaliste compte tenu des milliers de cas de mauvais traitements signalés annuellement.” La chercheuse de l’INSERM Anne Tursz a montré que faute d’examens médico-légaux approfondis et d’enquête sur les dossiers médicaux de mort du nourrisson de moins d’un an, qu’environ 1/4 des morts de « causes inconnues ou non précisées » du CépiDc (Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès de l’Inserm ) sont des morts suspectes ou violentes pour les parquets (les données d’Instituts médico-légaux n’ayant pas été transmises au CépiDc) et 1/3 des morts « accidentelles » codées comme telles au CépiDc sont aussi des morts suspectes ou violentes. Les trois quarts de ces décès suspects et violents relèvent de deux causes : le « syndrome du bébé secoué » et la mort à la naissance par asphyxie, noyade ou abandon sans soins. Les auteurs d’homicides bébés secoués sont très majoritairement les pères et les auteurs des néonaticides qui seraient au nombre d’une centaine par an sont essentiellement des mères. On constate donc un sous-enregistrement important des homicides de nourrissons. Les professionnels de l’enfance s’accordent à donner comme chiffre d’enfants morts des suites de violence celui d’au moins 700 par an, soit environ deux enfants par jour.
Les autres chiffres disponibles des violences envers les enfants sont sous-estimés et proviennent des services sociaux et de l’ONED. Il n’existe pas en France de grande enquête de victimisation comme celles qui ont été faite pour les violences conjugales ou les violences sexuelles. Si les femmes sont défendues par les féministes, les enfants ont encore moins de défenseurs, ils ne peuvent pas se regrouper en associations et manifester comme ont pu le faire les féministes (bien que la convention internationale des droits de l’enfant leur en confère les droits), ils sont considérés comme des incapables, leurs paroles sont mises en doute a priori et ils doivent être représentés, et ceux qui les représentent, avant tout leurs parents, sont souvent ceux-là mêmes qui les maltraitent. De nombreuses associations de lutte contre les violences envers les enfants ont vu le jour, il existe un-e défenseur-e des enfants et un service de protection de l’enfance avec une plateforme de recueil de ce que l’on nomme maintenant par euphémisme des informations préoccupantes pour les enfants en danger (on ne parle plus directement d’enfants maltraités) avec numéro d’appel national le 119 et des CRIP (cellules de recueil des informations préoccupantes) pour chaque départements, mais tout cela pèse peu, et surtout la voix des enfants, contrairement à celles des adultes, reste très peu entendue. En 2008 le nombre de mineurs pris en charge en protection de l’enfance est d’environ 267 000 pour la France entière soit un taux de prise en charge de 1,87 % des moins de 18 ans. Le nombre de jeunes majeurs concernés par une mesure de prise en charge est d’environ 21 000, soit un taux de prise en charge de 0,83% des 18-21 ans.
L’enfant pendant ses premières années de vie a un besoin absolu d’un adulte qui assure ses besoins essentiel, sa sécurité, son bien-être matériel et affectif. L’enfant est en situation de dépendance physique, sociale, psychique et affective face au monde des adultes, toute violence ou négligence de la part des adultes va mettre en péril son développement psycho-moteur et sa relation au monde, le plonger dans une grande insécurité et le mettre en danger. Les enfants sont moins armés physiquement et psychologiquement que les adultes pour se défendre contre les violences, c’est une évidence et les adultes sont en devoir d’assurer leur sécurité, ce rôle est dévolu sauf exception aux parents, la famille offre normalement ce cocon de sécurité à l’enfant, le fait qu’elle ne joue pas ce rôle plonge l’enfant dans une situation totalement anormale aux yeux d’une société qui, nous l’avons vu, n’a pas envie de voir cette réalité. Et même s’il existe des structures d’aide, de prévention et de secours pour l’enfant avec l’ASE (aide sociale à l’enfance), les PMI (les centres de protection maternelle et infantiles), l’image idéalisée de la famille, sa structure fermée, opaque, le respect habituel de l’intimité de la vie familiale, la méconnaissance de la fréquence des situations de maltraitance, de leur survenue dans tous les milieux socio-professionnels, dans toutes les ethnies (contrairement à des idées reçues qui situeraient les violences uniquement dans les milieux pauvres, défavorisés, issus de l’immigration), de leur gravité et de leur conséquences, fait qu’une très grande partie des enfants subissant des violences échappent à la vigilance des structures censées protéger les enfants, que ce soient les structures sociales, de soins, éducatives et policières. De plus règne encore en France une tolérance à la violence faite aux enfants pour des raisons éducatives, comme si l’éducation d’un enfant ne pouvait se passer d’un dressage par des punitions corporelles.
Pourtant ce qui paraît évident : la vulnérabilité des enfants, leur fragilité, la nécessité de les protéger, a mis beaucoup de temps à s’imposer. Longtemps les enfants ont été perçu comme des « sous-personnes », n’ayant aucun droits et appartenant à la puissance paternelle qui pouvait avoir droit de vie ou de mort sur lui (cf. la bible, et les expositions dans la Grèce et la Rome antiques). La protection de l’enfance ne s’est mise en place qu’à la fin du xixe siècle (pour beaucoup grâce aux travaux de médecins légistes français Tardieu, Lacassagne et Bernard, sur les sévices et les mauvais traitement faits aux enfants) avec des textes législatifs et surtout la loi de 1889, qui ont remis en cause de la sacro-sainte puissance paternelle, et il est devenu possible de déchoir un père de celle-ci. Il a fallu attendre 1935 pour abolir la procédure dite de “correction paternelle” qui permettait à un père “outragé” de faire placer son enfant en détention dans des établissements correctionnels, sans avoir besoin de fournir de justification, et jusqu’en 1958, il fut toujours possible, de placer les enfants en maison de correction sans qu’ils aient commis aucun délit, ce pouvoir étant exercé par la justice et non plus par les seuls parents (Pierre Lassus, Maltraitances, Stock, 2001). De 1850 jusqu’au milieu du XXe siècle, des milliers de jeunes sont condamnés à la maison de correction, et y subissent de durs châtiments. En dehors des procédures dites de corrections paternelles, selon Marie Rouanet, les occupants de ces “prisons” pour enfants étaient le plus souvent coupables de petits délits, ou tout simplement indisciplinés (en 1887, 7 000 enfants de moins de 10 ans étaient détenus dans ces établissements. Les enfants errants, les mendiants et les petites filles qui sont prostituées, sont également enfermés. D’autres encore viennent de l’Assistance publique, après une mauvaise conduite dans leur famille d’accueil par exemple. Ce sont de véritables bagnes où les enfants subissaient de très graves violences, voire y étaient torturés. En 1934, les enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Ile-en-Mer se sont soulevés et enfuis après le tabassage d’un jeune détenu, une prime de 20 francs de l’époque a été alors offerte à quiconque capturerait un fugitif, entraînant une “chasse à l’enfant” dénoncée par Prévert dans son poème du même nom. Cette mutinerie a déclenché une campagne de presse demandant la fermeture de ces “bagnes” d’enfants.
Le monde médical va oublier aussitôt les articles des médecins légistes et ce n’est qu’en 1962 que le syndrome de l’enfant battu ou syndrome de Silverman sera décrit par Kempe, pédiatre à Denver. Auparavant, pour expliquer les lésions traumatiques sans se référer aux violences subies, on évoquait : le rachitisme, le scorbut, la fragilité osseuse constitutionnelle. En 1939 un médecin, Ingraham avait déjà suggéré l’origine traumatique par violences de certains hématomes sous-duraux, et un autre médecin Caffey en 1946 avait démontré que l’association d’un hématome sous-dural et d’une fracture des os longs était évocatrice de violences volontaires, mais la communauté médicale était restée peu réactive. Avec le syndrome de l’enfant battu les médecins commencent à prendre conscience des violences gravissimes faites aux enfants, cela sera suivi, dans les années 1970, de la reconnaissance des violences institutionnelles, du syndrome du bébé secoué et de ses conséquences dramatiques : risque de mort ou de débilité mentale profonde, et enfin du syndrome de Munchausen par procuration (des parents instrumentalisent des enfants en les rendant malades pour en obtenir des bénéfices secondaires). Il faudra attendre 1980 pour que l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants et de la fréquence de celles venant des proches soit prise en compte, grâce surtout aux associations féministes. Viendront ensuite les dénonciations des violences faites aux petites-filles et aux jeunes femmes, avec la lutte contre les mutilations génitales et contre les mariages forcés (avec la mise en place de lois efficaces et le relèvement de l’âge légal à 18 ans pour le mariage des filles). En 1989 l’ONU va mettre en place la Convention sur les Droits de l’enfant qui sera ratifiée en 2001 par 191 états dont la France, l’article 19 oblige les États « à prendre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriés pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteintes, de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligences, de mauvais traitement ou d’exploitation y compris la violence sexuelle pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux ou de ses représentants légaux ou de toute personne à qui il est confié ». Et si dès 1979 la Suède a été le premier pays à prohiber totalement les châtiments corporels sur les enfants y compris à la maison par la famille, suivi par la Finlande en 1983 et la Norvège en 1987, actuellement 31 pays dont 22 européens l’ont fait, mais pas encore la France.
PSYCHOTRAUMATISMES
En ce qui concerne l’impact psychique spécifique des violences sur les enfants, là aussi tout s’est fait avec retard par rapport aux adultes. Dans un premier temps les psychotraumatismes n’ont pas été individualisés chez l’enfant et l’impact direct des violences sur les enfants n’a pas été reconnu, surtout pour les enfants de moins de six ans. La communauté scientifique considérait qu’ils étaient trop jeunes, trop incapables de comprendre pour cela. Leurs symptômes, quand on ne pouvait pas faire autrement que de les voir, étaient rapportés à l’état de la mère, les enfants étaient perturbés parce que la mère l’était et non à cause du traumatisme auquel ils avaient été exposés, exactement comme lorsque les médecins ne traitaient pas la douleur chez les tout petits et faisaient sans anesthésie des examens invasifs qu’il aurait été hors de question de faire à un adulte sans l’anesthésier, là aussi on considérait que l’enfant n’avait ni la maturité physiologique pour ressentir la douleur, ni la maturité psychologique pour comprendre la douleur, donc ce n’était pas la peine de se fatiguer à prendre des précautions et à donner des médicaments (antalgiques et anesthésiants) dont en revanche on pensait, sans étude pour l’étayer, qu’ils étaient dangereux pour leur santé. Et si les enfants pleuraient, criaient, c’était considéré comme normal, ou comme directement dû à l’inquiétude et au stress de la mère ! C’est vraiment à peine caricaturé, les choses ont beaucoup changé actuellement grâce, entre autres, au travail pionnier d’une étudiante en médecine qui avait consacré sa thèse à la mise en place d’échelle d’identification pour évaluer la douleur chez le tout-petit, mais il existe encore des services hospitaliers de pédiatrie où la douleur est encore très peu prise en charge. Et pour les traumatismes a fortiori, ce n’était pas la peine de se préoccuper des enfants, particulièrement des plus petits, puisqu’ils étaient considérés comme ne comprenant pas, et ne pouvant pas s’en souvenir. C’est ainsi que la prise en compte de l’impact sur les enfants de l’exposition à la violence conjugale ne date que de quelques années seulement. Anna Freud a été une pionnière pendant la guerre et le blitz (les bombardements allemands) en prenant en traitement les tout-petits qui avaient été traumatisés lors des séparations de grande envergure organisées par les autorités pour protéger les enfants à la campagne, même si elle considérait que c’était avant tout l’absence de la mère qui était la cause de leurs traumatismes.
Contrairement à ces fausses représentations, l’impact psychologique des violences sur les enfants est plus grave que sur les adultes, du fait de leur fragilité, de leur grande dépendance, de leur impuissance et de leur manque d’expérience face aux adultes, de leur immaturité à la fois physiologique et psychologique et de leur situation d’être en devenir, en pleine construction. L’immaturité du système nerveux central rend le cerveau des enfants beaucoup plus sensible aux effets du stress par l’intermédiaire de la sécrétion excessives de cortisol, avec des risques plus importants d’atteintes neuronales et plus particulièrement dendritiques, avec des morts neuronales, et des modifications épigénétiques de l’ADN des neurones ; certaines zones du cerveau comme le cortex pré-frontal limbique et l’hippocampe peuvent perdre de leur volume et rester atrophiées tant qu’il n’y a pas de protection mise en place et de prise en charge adaptée. Le système nerveux d’un enfant a une grande plasticité, des soins spécialisés permettent une très bonne récupération neuronale. Une autre des caractéristiques du cerveau d’un enfant de moins de deux ans est la grande immaturité de l’hippocampe, cette structure cérébrale sous-corticale qui est un véritable logiciel de la mémoire et des apprentissages. L’hippocampe est indispensable pour mémoriser des événements, intégrer des apprentissages et se repérer au niveau temporo-spatial, son immaturité fait qu’un enfant de moins de deux ans ne peut pas avoir de souvenirs de la période entre sa naissance et ses deux ans. Cette absence de souvenirs ne signifie pas pour autant qu’il ne puisse pas être traumatisé par des violences, tout au contraire car la structure cérébrale responsable des réponses émotionnelles, l’amygdale cérébrale, est active et fonctionnelle avant même la naissance (à partir au moins du 7ème mois de grossesse) ; il y aura donc une réponse émotionnelle qui sera encore plus intense que celle des adultes, les possibilités de la moduler étant bien moins importantes : le cortex cérébral qui est la structure modulante est moins performant car il a moins de capacités d’analyses et de ressources, de plus le cortex ne peut pas faire appel à l’hippocampe pour utiliser des apprentissages et des souvenirs très utiles pour mieux comprendre et analyser la situation de violence. Le circuit émotionnel sera donc beaucoup moins modulé, et risquera d’autant plus de se retrouver en “sur-voltage” entraînant de ce fait un risque cardio-vasculaire et neurologique (risque de toxicité neuronale et d’hyper-excitation de ceux-ci pouvant être responsable de crises épileptiques, de pertes de connaissance), le survoltage entraînant, par mécanisme de sauvegarde, le déclenchement d’une disjonction qui sera à l’origine d’une dissociation et d’une importante mémoire traumatique. Ces éléments rendent les enfants les plus jeunes très vulnérables aux violences. Même s’ils n’en ont pas le souvenir, ils en auront des symptômes envahissants par l’intermédiaire de la mémoire traumatique de ces évènements. Cette mémoire traumatique les colonisera en leur faisant revivre les mêmes émotions, sensations et douleurs que celles ressenties lors des violences. Leur développement psychique sera “infecté” par cette mémoire traumatique et par les stratégies de survie que l’enfant mettra en place pour y échapper ou l’anesthésier, et risquera d’entrainer des troubles de la personnalité, des troubles du comportements et des troubles cognitifs qui pourront, quand ils sont envahissants, être pris à tort pour des états psychotiques, des états limites, des troubles obsessionnels sévères, des troubles graves de l’attention, ou des débilités mentales, et traités comme tels, par méconnaissance des troubles psychotraumatiques. Après deux-trois ans, si l’hippocampe devient fonctionnel, les violences pourront aussi être oubliées en totalité ou en partie par une amnésie psychogène de survie assez fréquente (38% d’amnésie complète des violences sexuelles dans l’enfance dans l’étude de Williams, 1994).
Il est d’autant plus essentiel de protéger les enfants des violences et d’intervenir le plus tôt possible. Il s’agit de situations d’urgence pour éviter des psychotraumatismes sévères et chroniques avec de graves conséquences sur la vie future des enfants, sur leur santé, sur leur scolarisation et leur socialisation, et sur le risque de perpétuation des violences, comme nous l’avons déjà vu. En effet le terreau le plus important de toutes les violences futures est la violence faite aux enfants, les enfants peuvent être soumis à de la violence dès leur premier mois de vie, avec des maltraitances, partie la plus grave, mais aussi avec la violence éducative “ordinaire”, et les châtiments corporels que la quasi totalité des parents utilisent contre leurs enfants pour soi-disant les éduquer, leur apprendre l’obéissance, le respect du « sacro-saint » adulte, apprendre à ne pas le déranger, ne pas l’énerver, ne pas le contrarier.
La société qui tolère, banalise voire même valorise les punitions corporelles donne un permis à tous les parents de battre leur enfant, il faut seulement qu’il n’exagèrent pas, que les punitions soient raisonnables et qu’elles n’entraînent pas de conséquences physiques trop voyantes. Comment en arrive-t-on là, en toute incohérence, à ne pas tolérer qu’un adulte frappe un autre adulte, à ne tolérer aucune violence conjugale, à ne pas tolérer les violences commises sur les personnes âgées, sur les personnes handicapées, à ne pas tolérer de frapper un prévenu ou un un prisonnier en trouvant que ce serait inadmissible, très humiliant, une atteinte à la dignité de la personne, et accepter qu’un enfant puisse recevoir des tapes, des claques, des fessées ? Quelle image a-t-on de l’enfant ? Ne serait-il pas tout à fait un être humain, qu’on puisse le dresser et le frapper encore plus facilement qu’un chien ? N’aurait-il aucune dignité à préserver ? Ressentirait-il si peu de chose que l’on puisse sans état d’âme lui faire aussi mal, alors qu’en tant que parent on est censé le protéger ? Où est la logique, l’enfant est ce qu’il y aurait de plus précieux, de plus fragile et on peut le frapper ? Et quand on observe les raisons pour lesquelles l’enfant est frappé dès son plus jeune âge : c’est parce qu’il pleure trop, qu’il ne veut pas manger, qu’il refuse de se laisser habiller, qu’il n’arrive pas à dormir, qu’il ne veut pas arrêter de jouer, qu’il ne veut pas rendre un objet ou le ranger, qu’il essaie d’obtenir ce qu’il veut, qu’il n’obéit pas, qu’il dit ce qu’il ne faut pas, qu’il a fait tomber quelque chose, qu’il parle trop, qu’il bouge trop, qu’il n’arrive pas à comprendre ce qu’on lui dit ou ce qu’on veut lui faire apprendre, parfois même c’est parce qu’il s’est fait mal, parce qu’il s’est mis en danger, a échappé à la surveillance de l’adulte… Et tout cela serait tellement grave, tellement pervers… que cela nécessiterait des punitions corporelles ? À l’évidence beaucoup plus grave aux yeux des adultes que toutes les transgressions, négligences, voire délits que les adultes commettent souvent tranquillement devant leurs enfants : il est interdit à l’enfant de désobéir mais l’adulte peut devant ses enfants transgresser le code de la route, faire un excès de vitesse, conduire en état d’ébriété, se garer n’importe où ; lui il peut, personne ne va le frapper, à la rigueur il sera verbalisé s’il est pris ! L’adulte peut ne pas avoir faim, ne pas avoir envie de dormir, mal se tenir à table, proférer des injures ou dire des « gros mots », ne pas être suffisamment en forme pour se concentrer, lui a le droit, lui a de bonnes raisons, l’enfant non ! Tout ce qu’il fait, cet enfant, va être perçu par la mauvaise magie de la mémoire traumatique de l’adulte (qui remet en scène les violences subies dans l’enfance et les discours de ses propres parents qui les accompagnaient) comme venant d’une mauvaise intention, pour énerver l’adulte, pour lui pourrir la vie, l’enfant est dramatiquement perçu comme fondamentalement mauvais, agressif, prêt à « pousser de travers » si on ne le redresse pas à temps.
Et si le comportement d’un enfant de quelques mois, d’un an, de deux, trois, quatre, cinq ans peut être aussi mal interprété sans tenir compte de sa réalité de tout petit, c’est bien parce que la presque totalité des parents ont entendu dans leur enfance, leurs propres parents interpréter leurs comportement de la même façon, et se sont entendu dire qu’ils étaient méchants, difficiles, insupportables quand ils étaient frappés. Un enfant c’est donc mauvais ! Entendre son enfant pleurer, c’est réentendre son père ou sa mère hurler. Et c’est à nouveau, du fait de la mémoire traumatique, avoir peur qu’une violence aveugle s’abatte sur soi, et la ressentir comme imminente cette violence prête à nous envahir à nouveau, nous remplissant de haine et de désespoir mêlés. Aussi cet adulte, face aux pleurs de son enfant, peut le considérer comme responsable de l’orage émotionnel qui l’envahit, et contre toute logique le percevoir comme dangereux et insécurisant. Et l’enfant bien malgré lui, se retrouve convoqué dans une scène violente appartenant au passé de l’adulte, mais malheureusement non reconnue comme telle par ce dernier. Et si petit, nous avons à maintes reprises mis nos parents dans un état pareil et que nous réexpérimentons ce même état, alors c’est bien que c’est l’enfant lui-même qui est assimilé à une sorte de diable par un raccourci catastrophique, et le frapper, tout comme nos propres parents l’avaient déjà fait, devient « normal », et « bon » puisque cela nous soulage, et pas si horrible que ça puisque la disjonction ayant entraîné une anesthésie émotionnelle, l’instinct normal de protection, la relation normale d’amour ne sont plus à même d’être ressentis et de servir de garde-fou contre cette violence qui devrait être impensable. Le « c’est pour ton bien » que dénonce Alice Miller peut alors se déployer, permettant par une imposture intellectuelle de préserver une image idéale de bons parents et de rationnaliser l’explosion de violence, bien que personne ne soit tout à fait dupe…, tout est si incohérent ! Mais puisque ses propres parents, ses grands-parents, et presque tous les autres parents connus, se sont autorisés à fonctionner comme cela, pourquoi pas faire pareil ? De plus, comme cela demanderait un tel effort à ces parents de se calmer, de fonctionner autrement, c’est bien pratique, avec l’aval de la société entière de se soulager sur ses enfants de toutes ses tensions et malaises. Ne nous nous y trompons pas, les premières violences et l’expériences de leur qualité auto-traitantes, si elles ne font pas suffisamment horreur pour être aussitôt contrôlées risquent fort d’être la porte ouverte ensuite à bien d’autres violences de plus en plus extensives, l’enfant pouvant dans un premier temps être attaqué lors des allumage de la mémoire traumatique qu’il a bien malgré lui “allumé” par des liens avec un passé qui ne le concerne pas, celui de ses parents, puis dans un deuxième temps, par le jeu à la fois de phénomènes addictifs de dépendance et de tolérance à la violence, s’aggraver et s’étendre pour faire jouer à l’enfant « bouc émissaire » le rôle de médicament efficace, de disjoncteur ré-armable à l’infini, et même de « traitement préventif » pour toutes les angoisses, stress, frustrations qui n’ont plus rien à voir directement avec l’enfant mais qui « allument » eux aussi la mémoire traumatique du parent agresseur. Le système peut s’emballer et devenir contaminant, l’enfant devenant le disjoncteur au service de tout le monde, avec une absence totale de compassion toujours liée à l’anesthésie émotionnelle de tous. On peut se retrouver dans une de ces situations dramatiques ou un enfant dans sa famille subi en permanence des violences de tout le monde, parfois sans aucune exception. Cela peut mener jusqu’à la mort de l’enfant, si rien est fait pour arrêter cet engrenage terrible. Parfois, quand l’enfant est dans ce rôle forcé de disjoncteur ré-armable au service des autres, un accident lié aux violences, une fugue ou une tentative de suicide de l’enfant, peut « réveiller » un ou plusieurs membres de la famille dans une prise de conscience effarée de la gravité et de l’horreur de la situation et faire cesser les violences. Mais malheureusement, le plus souvent, l’anesthésie émotionnelle et l’accumulation des violences sont telles qu’il n’y aura aucune remise en question, tout au plus un peu plus de précaution pour ne pas refaire « sauter le fusible », ou de la manipulation pour que cela ne se reproduise plus (dans les cas de tentatives de suicide ou de fugues). Il y a des points de non-retour qu’il faut prendre garde à ne pas laisser atteindre, ils sont liés à une quantité importante de violences si graves qu’elles rendent tout repentir quasi impossible pour les agresseurs. Sortir de son anesthésie émotionnelle, reconnaître ce qui a été fait et l’assumer entraînerait un tel effondrement devant l’ampleur de sa culpabilité que rien ne semble pouvoir empêcher que le système secrète une carapace d’insensibilité « protectrice » et un déni de la réalité hyper-résistants.
La société, en laissant perpétuer des violences « ordinaires » sur les enfants, qu’elle n’interdit et ne condamne pas suffisamment, porte une lourde responsabilité. Et elle se positionne de façon particulièrement hypocrite en s’étonnant ensuite de la violence de jeunes adolescents et de leurs conduites dissociantes à risques qu’elle condamne cette fois-ci très sévèrement, alors que celles-ci sont directement issues des violences subies. Les violences et les troubles des conduites et du comportements des adolescents sont considérés comme bien plus graves que ceux des adultes, et la plupart du temps on ne se pose aucune question sur les violences familiales qui sont le plus souvent à l’origine de ces violences et de ces troubles. Voire même le problème peut être totalement inversé, on considèrera qu’il s’agit d’enfants et d’adolescents rois, à qui on a laissé tout faire sans aucune limite et qui n’ont pas été assez punis !
Et quand les violences familiales sont connues, ce n’est souvent pas pour autant que les adolescents seront mieux compris et pris en charge. Cela n’empêchera pas nombre d’adultes confrontés à leurs troubles psychiques et à leurs conduites dissociantes de leur faire la morale, aucun lien n’étant fait le plus souvent entre les violences qu’ils ont subies et les troubles qu’ils présentent. S’étonner de la souffrance psychique et des troubles des conduites et du comportement des adolescents (fugues, tentatives de suicides, conduites à risques, prise d’alcool et de drogues, auto-mutilations, délinquance, violences), c’est aussi absurde que de s’étonner et s’offusquer qu’une victime d’un coup de couteau saigne, salisse tout et de surcroit s’agite, se plaigne et aille très mal ! Et même, comble de malhonnêteté, il arrive que l’on donne à ces adolescents le contre-exemple d’une victime exemplaire qui ne fait pas de vague, ne salit rien, et continue à donner l’impression d’aller bien en ne dérangeant personne, preuve que c’est possible (mais on omet de dire à quel prix : soit par un sacrifice total, la victime par loyauté familiale se taira et cachera très soigneusement toutes les conséquences, soit par une anesthésie émotionnelle totale induite par des violences répétées et continues ou par des conduites dissociantes à risque ou par une chance extraordinaire, le “couteau” n’ayant touché aucun vaisseau, aucun organe). Ils pourraient donc aller bien, au lieu d’embêter tout le monde, preuve bien arrangeante que le coup de couteau pourrait n’entraîner aucun traumatisme, preuve « fabriquée », falsifiée qui sera utilisée pour désavouer les victimes qui ont des conséquences. On ne manque jamais de vous assener ces « contre-exemples » résilients qui ont même bénéficié, selon eux, de ces violences subies pour être encore plus parfaits, pour encore mieux réussir, les violences les ayant « forgés », quel « merveilleux malheur », « merci Papa, merci Maman de m’avoir autant maltraité, grâce à vous, je suis quelqu’un de fort et de bien maintenant ! ». Pour se rassurer sur leur intégrité et leur non-condition de victimes (parce que c’est dégradant d’être victime, c’est être inférieur) ces victimes devenues agresseurs imposent aux autres victimes « leur réussite », et on croit que ces agresseurs n’ont jamais subi la moindre violence, qu’ils sont violents par « génération spontanée », comme cela, tout simplement parce qu’il y a des gens méchants ! L’enjeu de tout cela, c’est de prouver que ce qu’on nomme des violences ne sont pas graves pour tout le monde, qu’elle peuvent ne pas avoir de conséquences (il est plus facile de maquiller un statut d’agresseur que de victime, l’agresseur a des « disjoncteurs » à sa disposition qui “sautent” pour lui, ce sont les victimes qui se font remarquer par leur symptômes »).
CONCLUSION
Il est essentiel de lutter efficacement contre les violences faites aux enfants, les conséquences à court, moyen et long terme sur leur santé psychique et physique sont catastrophiques ; et les conséquences sociales à long terme sont catastrophiques également, car elles constituent le départ d’un véritable cycle de la violence. Il faut protéger les enfants et les soigner le plus tôt possible ; plus les soins sont précoces, plus ils sont efficaces et plus ils évitent des souffrances intolérables et des morts précoces. Il est hors de question de les abandonner à ces violences : sans prise en charge les enfants devront survivre comme ils peuvent et seront à grand risque d’échecs scolaires, de conduites addictives (tabac, alcool, drogues), de marginalisation, d’isolement social, d’exclusion, de délinquance.