Inceste : pourquoi certaines mères se taisent ?
Comment expliquer ce silence ?
Hélène Romano : L’inceste est une transgression absolue, et l’enfant victime d’inceste, même devenu adulte, est la trace de cette transgression. Faire le choix de ne pas l’entendre, c’est faire en sorte que cela n’ait jamais existé. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de mères qui demandent à l’enfant de se taire ou de « passer à autre chose ». Ce n’est même pas un déni, c’est plutôt « ça existe, mais tu te tais », sinon l’enfant risque de se faire rejeter. Aujourd’hui, on leur dit de parler, mais cette parole est un poison qui peut les condamner. Certes, prendre la parole libère les victimes de l’auteur des violences, mais avec ce silence imposé, les mères les condamnent à ne jamais vraiment s’en libérer.
Anne Clerc : La campagne télévisée du gouvernement, lancée en octobre 2022 sur l’inceste, conseille d’appeler le 119 au moindre doute. Mais concrètement, les violences sexuelles incestueuses et la non-dénonciation de ces faits relèvent du Code pénal ! L’État ne le dit pas et laisse les familles décider de ne pas recourir à la justice, mais d’appeler un numéro de téléphone. On entretient donc l’idée que l’on a le choix de réagir ou non et que ça se règle possiblement en famille. Un état de droit se doit de rappeler la loi, s’il ne le fait pas, il maintient le déni et favorise aussi le silence de ces mères.
Quel est le profil psychologique de ces mères silencieuses ?
Hélène Romano : Celles qui savaient, mais n’ont rien dit ont une capacité de culpabilisation des victimes au nom de la famille. Par exemple, si ces dernières refusent de venir à Noël car leur bourreau y est aussi invité, leurs mères rétorquent : « Tu pourrais quand même faire ça pour moi » ou encore « À cause de toi, la famille a explosé ».
En fait, l’enfant victime doit venir réparer sa mère qui ne l’a pas protégé. Paradoxalement, ce n’est pas l’auteur de l’inceste qui est mis en cause mais bien la victime : il y a une inversion des culpabilités quand le temps passe, avec des reproches familiaux à la clé.
Si ces mères se permettaient d’être du côté de leur enfant et réalisaient l’impact de leur silence, elles pourraient s’effondrer psychiquement , voire se suicider.
C’est pour ça qu’elles sont très peu nombreuses à reconnaître et valider la parole de leur enfant. Il y a également l’autre cas, assez rare, des mères perversesqui savaient et qui ont laissé faire, y trouvant un certain plaisir psychique. Certaines d’entre elles ont été victimes d’inceste lorsqu’elles étaient jeunes. Leur petit leur rappelle l’enfant qu’elles étaient… et c’est insupportable.Elles vont leur faire payer la colère qu’elles ne peuvent retourner contre elles, comme une part d’elles-mêmes à sacrifier. J’ai en tête l’histoire d’une femme – victime d’inceste par son père dans son enfance – qui, une fois mère, lui confiait son enfant pour les vacances parce qu’elle « voulait s’assurer qu’il ne le referait pas », pour réparer l’image de son propre père. L’enfant est alors utilisé comme un support réparateur. Et socialement, ce n’est pas entendable… D’où ce silence.
Qu’en est-il de ces mères qui protègent leurs enfants et finissent par ne plus oser parler par peur de représailles juridiques ?
Hélène Romano : Le propre de l’inceste c’est qu’il n’y a pas de témoin et même quand il y a des traces physiques, l’auteur peut dire : « Ce n’est pas moi », on ne peut donc pas faire l’imputabilité des faits. Si ces mères se présentent au commissariat pour porter plainte, elles sont considérées comme complices, et si elles ne se présentent pas, elles sont aussi considérées comme complices et condamnées. Elles ont tort dans les deux cas !
On dit aux enfants de parler, ils parlent, on dit aux mères de les protéger, et leurs enfants sont placés : c’est incohérent et paradoxal. Bien souvent, les mères protectrices sont essorées psychologiquement, physiquement et financièrement, et finissent parfois par lâcher leur enfant dans ce combat car elles n’en peuvent plus. La société devrait faire en sorte que la présomption d’innocence prime pour l’enfant dans ces cas-là. Les mères seraient plus protectrices si elles étaient soutenues par la justice.
Au-delà du judiciaire, comment la société pourrait-elle aider ces mères à sortir du silence ?
Anne Clerc : Par exemple, en apportant une définition claire au mot inceste. Je pense que la majorité du grand public a l’image d’un viol quand on parle d’inceste. Mais tout ce qui est de l’ordre du climat incestuel ou de l’exhibitionnisme (comme des parents qui font l’amour en la présence de leur enfant ou des propos sexuels sans passage à l’acte), ce n’est reconnu par personne.
Il y a aussi l’idée que ce sont les pères et les grands-pères qui agissent, mais dans une famille, il peut y avoir plusieurs agresseurs, comme la fratrie, les cousins… et ce, de manière pas forcément continue, mais ponctuelle. Bref, il y a plein de représentations stéréotypées de l’inceste à casser pour que la société comprenne exactement ce qui en relève.
Enfin, je pense qu’il y a aussi un parallèle à établir entre la représentation de l’inceste dans la pornographie (en pleine explosion !) et l’accès facilité aux contenus en ligne. Il faut des cours de prévention à la vie sexuelle et affective, des informations dans les manuels scolaires. Il faut également envisager le dépistage de l’enfance à l’âge adulte et que la question « Avez-vous été victime de violences sexuelles dans votre enfance ? » intègre les questionnaires des acteurs du champ médical.
Hélène Romano : Tout à fait. Et il est nécessaire de mettre les moyens sur la prévention, notamment au moment de la grossesse et des premiers mois du bébé. C’est un temps extrêmement précieux, les premiers moments. Par exemple, on a beaucoup de victimes qui, une fois devenues mamans, ne supportent pas d’avoir leur bébé au sein ou de le masser, car ça réactive trop de choses. Pareil pour l’accouchement, certaines réclament à tout prix une césarienne par peur d’être « souillées » si l’enfant passait par voie basse. Je pense aussi aux jeunes pères, violés dans leur jeunesse, qui ne sont pas capables d’être devant leur enfant nu. Ils se voient dire par leur conjointe : « Tu pourrais t’en occuper un peu ! », ce sont des situations à risques. Il faudrait former les professionnels de la santé et de l’éducation à les détecter.
De même, il faudrait informer les parents et les professionnels de santé que si les jeux sexuels dans la fratrie peuvent survenir entre 3 et 5 ans, au moment de la découverte de la différence sexuelle, au-delà, il s’agit d’une agression.
On ne laisse pas un enfant prépubère se baigner avec son petit frère en bas âge, par exemple. En somme, il faut cesser cette “banalisation” de l’inceste pour permettre aux mères de prévenir, et surtout, de réagir.
https://www.parents.fr/etre-parent/maman/psycho-maman/inceste-pourquoi-les-meres-se-taisent-1092094