Selon l’Organisation mondiale de la santé, 4% des agressions incestueuses sont commises par des femmes.
Un constat que Catherine Salvadori, également incestée par sa mère jusqu’à ses 5 ans, réalise au gré des messages reçus via sa page Facebook aux 1.400 abonnés. Dans sa biographie Toute de noir vécue (2016), elle relate son expérience. «Elle baisse mon pantalon de pyjama et elle glisse sa main entre mes cuisses pour fouiller mon intimité. […] Elle me questionne à voix basse: ‘Ça te fait du bien?’»
Si, depuis quelques années, le tabou de l’inceste se brise, Isabelle Rorive, professeure à la Faculté de droit et de criminologie de l’ULB, spécialiste des questions de domination et de violences intrafamiliales, met en garde face à «l’utilisation de l’image des mères toxiques, notamment incestueuses, pratiquée par des mouvements masculinistes avec un retournement des paradigmes à des fins utilitaristes dans des procès notamment».
Un silence si bruyant
L’inceste maternel reste très peu médiatisé. Parmi les raisons: le faible pourcentage d’autrices selon les statistiques et la moindre étude de la délinquance sexuelle des femmes. Résultat? «Les victimes sont moins prises au sérieux, notamment en raison de stéréotypes socioculturels fondés sur le genre», complète Fabienne Glowacz. Mais aussi de la difficulté à qualifier l’inceste maternel comme tel. «Il n’y a pas d’organe pénétrant, donc pas de pénétration», rappelait Reine Prat, agrégée de lettres et autrice de rapports ministériels sur l’égalité femmes/hommes dans la culture en France, lors de la conférence «M comme Mère, I comme Inceste» organisée en novembre dernier à l’ULB.
Pour Virginie Jortay, l’autrice et metteuse en scène, ce comportement renforce surtout le système établi entre les deux sexes: «Certaines femmes et certains hommes jouent parfois un rôle prédominant et c’est ensemble qu’ils forment cette structure de pouvoir.» Elle estime qu’il est urgent de comprendre que «l’inceste maternel n’est pas de l’ordre d’un milieu mais d’une culture qui doit reconnaître que l’inceste n’est pas un tabou. C’est le socle qui fonde le patriarcat». Un point sensible. Y toucher «est horrible pour le féminisme, car on abîme d’autres femmes victimes de la domination masculine», reconnaît l’autrice. De même que concevoir que ces victimes puissent parfois être bourreaux et aller à l’encontre de la représentation féminine. «Reconnaître que des femmes peuvent être violentes, c’est sortir du principe d’assignation à des qualités de douceur, de soin», fait remarquer Reine Prat. Mais, pour l’heure, si «l’instinct maternel a été déconstruit par les sciences sociales, les pères restent beaucoup plus que les mères au centre du débat des violences intrafamiliales dont ils sont les principaux auteurs», observe Isabelle Rorive.
L’inceste maternel face à la justice
Jusqu’en 2022, les délits sexuels, dont l’inceste, étaient encore considérés comme délits contre la moralité publique par le Code pénal. Depuis, en Belgique, la réforme du droit pénal sexuel a changé la donne. Désormais, les infractions sexuelles sont considérées contre les personnes, et l’inceste est inscrit dans le Code pénal comme infraction à part entière. Il est défini comme un «acte à caractère sexuel commis au préjudice d’un mineur par un parent ou allié ascendant en ligne directe, par un parent ou allié en ligne collatérale jusqu’au troisième degré, ou toute autre personne occupant une position similaire au sein de la famille des personnes précitées».
Jusqu’en 2022, les délits sexuels, dont l’inceste, étaient encore considérés comme délits contre la moralité publique par le Code pénal. Depuis, en Belgique, la réforme du droit pénal sexuel a changé la donne.
Par ailleurs, depuis 2019, les agressions sexuelles sur mineurs sont imprescriptibles en Belgique. Une avancée indispensable alors que l’amnésie traumatique touche 59,3% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance et qu’elle peut durer des dizaines d’années, selon la psychiatre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et Victimologie et autrice du livre Violences sexuelles (2015).
Un sujet de santé publique
Sujet de l’intime, l’inceste maternel est pourtant celui d’une société tout entière. En Belgique, 84% des viols recensés concernent des victimes mineures et, dans la majorité de ces cas, les abus ont lieu dans la sphère familiale, rappelle la Fédération militante des Centres de planning familial solidaires Sofélia. «C’est tellement constituant de l’organisation des familles», soupire Virginie Jortay. Pourtant, en Belgique, aucune statistique sur l’inceste n’existe. Seuls indicateurs: les chiffres de SOS Inceste. Entre 2018 et 2022, l’augmentation du nombre d’appels et d’entretiens a été constante pour l’asbl. L’année passée, 2.000 coups de téléphone ont été enregistrés.
«Les révélations de certaines personnalités publiques (la romancière et dramaturge française Christine Angot, l’autrice de La Familia Grande, Camille Kouchner) ont toutefois permis à la société de prendre conscience que l’inceste n’est pas un phénomène isolé, vécu par quelques familles défavorisées», souligne Lily Bruyère, coordinatrice de SOS Inceste Belgique. Outre le mouvement #MeTooInceste, la pandémie de Covid semble aussi avoir joué un rôle. Pour l’asbl, la fin du confinement marque une augmentation significative des demandes et des cas. «Le repli sur soi et la solitude ont suscité, chez beaucoup de victimes, une prise de conscience de leur passé, une forme d’introspection, un face-à-face avec soi-même, très douloureux. La nécessité de parler s’est fait sentir», constate Lily Bruyère. «Pendant la période du coronavirus, les professionnels du social ont eu le sentiment que la violence domestique, dont l’inceste peut être une forme, était plus importante qu’avant», complète Kim Bastaits, sociologue formée à la KULeuven et chercheuse à PXL University College. Parmi les causes? «Davantage de tensions dans certains foyers avec l’isolement, le manque d’échappatoires, la pression pour combiner travail et vie de famille, sans soutien du réseau, ni professeurs ou professionnels de l’enfance pouvant repérer des signaux d’alerte», explique l’experte.
Entre 2018 et 2022, l’augmentation du nombre d’appels et d’entretiens a été constante pour l’asbl. L’année passée, 2.000 coups de téléphone ont été enregistrés.
L’impact physique et psychologique de l’inceste sur les victimes n’est pas négligeable non plus et a un coût, peu importe l’âge de la victime. À 66 ans, Catherine Salvadori, confie: «J’ai encore ce vide à l’intérieur, toujours à essayer de m’anesthésier, par le passé avec la drogue, aujourd’hui avec une petite bière, même si c’est une consommation contrôlée.» Son corps parle. «J’ai moult pathologies chroniques, une fibromyalgie, une neuropathie périphérique. J’ai aussi eu des troubles alimentaires, comme ma sœur», ajoute l’autrice.
Les conséquences peuvent être d’ordre affectif, psychologique ou sexuel. «L’inceste fait trauma en raison de l’intrusion de l’imposition d’une sexualité (effraction sexuelle) avec éventuellement une érotisation de l’affectif, ce qui peut conduire à des confusions, des perturbations psychologiques, du développement psychosexuel, une dépression, une peur de l’intimité ou encore la répétition des agissements sexuels en intra- et intergénérationnel», fait état Fabienne Glowacz. Catherine Salvadori se souvient: «Ma fille avait 2 mois. Alors que je la tenais sur mon avant-bras, j’ai eu une pulsion de lui toucher le sexe. Puis j’ai pensé ‘Ça, ce n’est pas toi’ et je ne suis pas passée à l’acte.» Pour la majorité des femmes autrices d’infractions à caractère sexuel (AICS), dont les mères incestueuses, il y a souvent un passé de victimisation sexuelle dans l’enfance et d’abus de longue durée avec «troubles dépressifs, faible estime de soi, dépendance et immaturité émotionnelles, difficulté de contrôle de soi, pensées envahissantes traumatiques», précise Fabienne Glowacz. Selon elle, ces femmes agissent «soit seules, soit avec ou sous la pression d’un auteur (partenaire, compagnon, etc.) ou dans des dynamiques d’incestes familiaux sans frontières au niveau sexuel où tous les rapports familiaux sont sexualisés».
Vers le chemin de la résilience
Parler est difficile. «Les abus sexuels commis par les femmes et par les mères sont entachés de honte et de silence. Plus que les autres […] en raison d’un double tabou: l’inceste et le fait d’être victime d’une femme, qui plus est sa mère», souligne Fabienne Glowacz. «Ce qui est terrible, c’est qu’une mère, même si elle est toxique et qu’elle détruit, on l’aime», glisse Reine Prat. De quoi rendre la prise de parole des victimes encore plus compliquée et mettre en question la légitimité des chiffres sur le phénomène.
Pour la majorité des femmes autrices d’infractions à caractère sexuel (AICS), dont les mères incestueuses, il y a souvent un passé de victimisation sexuelle dans l’enfance et d’abus de longue durée avec «troubles dépressifs, faible estime de soi, dépendance et immaturité émotionnelles, difficulté de contrôle de soi, pensées envahissantes traumatiques», précise Fabienne Glowacz.
Même si «ce qui ne se conçoit pas s’énonce difficilement», comme l’écrit Virginie Jortay dans son roman, Fabienne Glowacz assure que «la mise en mots, le traitement du trauma, les modalités thérapeutiques; individuelle, via un groupe de parole ou l’art, permettent de comprendre et de reconnaître ce vécu comme abusif, intrusif, déviant, sans que n’en soit responsable la victime, pour ensuite se reconstruire». Pour Catherine Salvadori, le chant a été salvateur: «Si l’inceste est inentendable, si la mère est intouchable, alors il faut gueuler.» Aujourd’hui, la soixantenaire assure que «ça va, même si tout est compliqué, même si on ne guérit pas»: «La psychanalyse m’a aidée à retrouver mon identité perdue, tuée par ma mère quand j’étais bébé. J’ai quatre enfants. Je vais bientôt déménager. L’alcool, je compte bien arrêter. J’ai réussi à vivre.»
Pour Virginie Jortay, le théâtre a été une échappatoire. Pour les deux femmes, il y a eu l’écriture. Le tout pour porter sa voix et libérer celle des autres victimes afin que les prochaines générations n’aient pas à vivre ce qu’elles ont vécu. «Tous les professionnels du monde pédagogique, éducatif, médical devraient être sensibilisés à cette problématique pour un meilleur repérage des enfants concernés et pouvoir les protéger. Les jeunes devraient également recevoir une information, adaptée à leur âge, sur le respect, les limites, le consentement, la conscience que leur corps n’appartient qu’à eux. Nul ne peut en disposer», insiste Lily Bruyère dont l’asbl a publié un rapport en partenariat avec l’Université des Femmes en 2020: Recommandations pour une politisation de l’inceste et des réponses institutionnelles adaptées.