Inceste maternel : 18 ans d’amnésie, 10 ans pour retrouver la mémoire
Ça va. Je parviens à me lever m’habiller m’alimenter rire et surtout croire aux jolies choses de la vie plusieurs fois par jour. Je n’ai plus peur d’être hantée par un monstre dévorant, je ne fuis plus mon corps, c’est pas encore ça mais j’essaie de lui ficher la paix.
J’ai arrêté de fumer, ne suis plus droguée à l’insomnie, au sport à outrance, au nourrissage calibré, à toute l’hypervigilance qui me permettait de contrôler une déflagration interne menaçant mon sentiment d’exister en permanence. Mon système utérin semble se remettre doucement, je panique de moins en moins à l’idée d’être à nouveau auscultée, donner mon sang est encore l’occasion de réminiscences très douloureuses mais je ressens l’envie de persévérer. Il reste le café, un ou deux litres par jour. A côté, c’est rien.
Alors ça va. Et pour que ça aille, il m’a fallu dix ans. Pour sortir du silence, celui qui confine la violence à l’intérieur des corps et les transforme en bombe à retardement, en mèche à éteindre chaque jour, pour parer l’implosion.
Dix ans pour arrêter de me voir comme un tas de chair en lambeaux, dix ans pour mettre les vrais mots : je suis victime d’inceste, et mon agresseur, c’est ma mère.
Je suis amnésique de toute mon enfance, à la maison (heureusement, je me souviens de moments vécus en dehors, d’instants de joie chez les copines, à table avec leurs parents, j’ai eu la chance d’entrevoir un ailleurs et un autrement possible). Je suis amnésique mais au fil du temps et non sans douleur quelques souvenirs me reviennent.
J’ai quatre ans, cinq ans, six ans, souffre de mycoses et de constipation chronique. Pour y remédier, pour “m’aider”, “me soulager”, ma mère me prodigue de longs massages de la vulve. Je ne me souviens pas de la sensation, je n’ai que l’image du tube de crème, packaging blanc jaune et orange, et celle figée de son visage ravi. Je me souviens par contre de son doigt dans mon anus et, un jour que ce n’était “pas suffisant”, d’une cuillère en silicone pour bébé.
J’ai quatre ans cinq ans six ans, c’est ma Maman et elle est infirmière en gynécologie, alors je la crois et je me dis qu’elle sait, que c’est normal, et que comme elle dit “j’ai bien de la chance” d’avoir une Maman qui sait soigner.
Elle était si radieuse, si vivante à ces moments. Pour la combler de bonheur j’ai plusieurs fois simulé, en pleine classe, douleurs au ventre et migraines inexplicables, pour qu’elle vienne me chercher, être auprès d’elle, qu’elle me soigne et qu’elle soit heureuse de trouver ce que j’avais. Je ne saurais pas dire combien j’ai passé d’heures aux urgences, hagarde, à attendre des résultats d’examens ou que le lavement fasse effet, ressentant à la fois ses craintes et son plaisir, sa peur de me perdre et sa joie de me guérir.
J’ai eu mes règles à 12 ans, tout allait bien selon Maman, qui vérifiait consciencieusement la couleur, l’odeur et la consistance de mes menstruations sur les serviettes hygiéniques et sur les tampons gorgés de sang qu’elle pressait au-dessus des toilettes. Elle n’avait pas besoin de forcer la porte, les verrous étaient interdits, et je l’appelais de moi-même, participant gaiement à ce rituel “préventif”. Il lui arrivait également de m’écarter la vulve, au sortir de la douche et toujours pour “vérifier”. J’ai souvenir d’avoir une fois demandé à être seule, qu’elle me laisse, puis cédé à son “inquiétude normale de Maman”, je l’ai laissé faire.
A 14 ans, j’ai commencé à avoir des règles anarchiques, ma mère m’emmène consulter des gynécologues, en cabinet, à l’hôpital, passer des échographies, enchaîner les touchers pelviens, les palpations mammaires. Je ne me souviens pas de la sensation de tous ces spéculums dans mon vagin mais je me souviens de sa mine, excitée comme devant une énigme à résoudre, face à mes pieds dans les étriers et ma vulve exposée. C’était “son métier”, c’était normal qu’elle soit là.
On me met sous pilule, pour réguler. Ça tombait bien, j’avais un amoureux et envie de faire l’amour avec lui, j’étais jeune mais j’étais prête, et c’était bien. Pas longtemps, car traquant mes coups de fil à mes copines, épiant mes conversations MSN et faisant du chantage à ma sœur confidente de mes premiers émois, elle l’a su. Et m’a giflée : c’était grave de ne plus être vierge à 14 ans, mais le plus grave était que je ne lui en avais pas parlé, je l’avais trahie.
A 16 ans, je quitte ce garçon et j’arrête ma pilule. Un mois, deux mois, trois mois, toujours pas de règles. Secrètement, j’enchaîne les tests de grossesse, ouf, rien. J’hésite puis en parle à ma mère, qui m’emmène consulter. Syndromes des ovaires micro-polykystiques, on m’explique que je n’avais qu’une infime chance d’avoir des enfants un jour, que ce serait très coûteux, et qu’il fallait rester sous pilule impérativement. Ma mère me fait prendre de l’Atarax à haute dose matin et soir, je n’ai de souvenir de cette période que dans le récit de mes ami.e.s qui me racontent confuse, absente, perdue.
Je quitte la maison à 18 ans, emportant avec moi cette idée selon laquelle je n’aurais jamais d’enfant. Elle se transforme en “je ne peux pas avoir d’enfant car il serait autiste ou schizophrène”, persuadée de loger en moi une force sombre poisseuse et monstrueuse que je pourrais transmettre à mon tour. Pendant ce temps-là, ma mère “perd ses jambes” et se rue littéralement dans les brancards. Alittée plus de 6 mois, elle accuse de sa double hernie discale et de sa sciatique, mon départ.
Les dix années commencent. Dix années à lutter, au nom de la vie, à m’accrocher à chaque instant de bonheur, à faire la fête, beaucoup, et puis danser, danser comme je danse depuis mes trois ans (moins librement les deux dernières années de lycée, ma mère parvient à intégrer le même cours de jazz que moi). Je m’appuie sur mes amies, fidèles et merveilleuses, rencontre celle qui deviendra ma soeur de coeur, poursuis un master de psycho et rencontre ma thérapeute avec laquelle je m’embarquerai pour la douloureuse mais salutaire route du souvenir.
Deux ans assise, rien n’advient mais je reviens quand même, chaque semaine. A la troisième année je m’allonge sur le divan. Les premiers flashs surviennent lors de terreurs nocturnes, consécutives à une venue de ma mère à Paris. C’est ma psychologue qui nommera l’inceste, par le biais d’abord prudent de celui “du deuxième type” (ma mère avait cherché à séduire un de mes amants lorsque j’avais 18 ans). Je me plonge dans la théorie analytique et m’y reconnais, ces quelques mots me soulagent, puis je m’en remets à nouveau au silence.
Les terreurs nocturnes reprennent lorsque je rencontre la personne avec laquelle je vis aujourd’hui. Un mois sans dormir, le ravissement de la jolie rencontre noyé dans la crainte abyssale de me faire engloutir, envahir à nouveau, de me perdre, me dissoudre. Je m’accroche à la réalité, aux moments tangibles. Je mène une double vie : en enfer la nuit, shootée à l’adrénaline du manque du sommeil, du sport, de l’alcool et de la candeur des premiers messages la journée.
Nous avons emménagé ensemble il y a 6 mois. Prise d’un troisième – et dernier – assaut de terreur, je me rends chez ma mère et sans préméditation décide de tout lui dire, dans une tentative désespérée de sauver ma relation. Elle reconnaît les faits, comme des actes médicaux. Le reste de ma famille nie, rejette toute éventualité que ceux-ci soient avérés.
’accepte petit à petit que celle qui m’a mise au monde est aussi celle qui m’a brisée, ou plutôt congelée les 18 premières années de ma vie (c’est d’ailleurs le premier hiver où je n’ai pas la sensation que le vent glacial me traverse le corps et va me briser os et articulations).
Je sais aujourd’hui que je ne suis pas condamnée, que je peux connaître le partage et l’intimité sans risquer ma peau à la première étreinte. Ces notions étrangères à ma construction peinent à s’ancrer mais j’ai pleine foi en l’idée d’y parvenir.
J’ai encore des saignements intempestifs lorsque je suis en contact, même de loin, avec elle, mais j’envisage de pouvoir un jour être mère si je le souhaite.
Je suis à l’aube du deuil de ma mère encore vivante, et pourtant je suis épuisée. Épuisée des dix années qu’il m’a fallu pour sortir de la honte, de l’indicible, mettre des mots sur ce qui m’empêchait de vivre pour tout bonnement m’y autoriser.
Cette guerre je ne la dois pas à mon statut de victime mais à l’omerta du silence, du tabou de l’inceste, avec dans mon cas la particularité maternelle.
Cesser d’ériger la famille comme temple inaliénable et la maternité comme absolution suprême, c’est aussi libérer des paroles, et sauver des vies.
Bonjour Marine, merci infiniment de votre témoignage. Il résonne terriblement. Je suis fille d’une maman médecin, et je viens d’apprendre qu’elle a violée ma soeur et potentiellement moi, mais je ne m’en souviens pas. Merci de votre parole infiniment vraie et courageuse, et bravo de parler, et surtout bravo d’avoir trouvé les ressources pour survivre, et surtout vivre. Je suis maman d’une petite fille de quatre ans, et je fais de mon mieux pour lui permettre d’exister pleinement, ultra vigilante à mes contacts, mes élans naturels de calins et ses besoins. Heureuse de toujours lui poser la question de son envie, et de la respecter. Une véritable transformation du passé, et vous lire me confirme qu’il est possible de construire autre chose. Sincèrement, encore merci.