Inceste : comment expliquer le silence et le déni de certaines mères d’enfants victimes ?
Les révélations du livre de Camille Kouchner, “La familia grande”, posent une fois de plus la question de l’attitude des mères de victimes d’inceste. Pourquoi, certaines, n’ont-elles pas vu, pas pu préserver leur enfant ? Pourquoi ne quittent-elles pas leur conjoint incestueux ? Les réponses de la psychothérapeute Hélène Romano.
Page 167 du livre de Camille Kouchner, La familia grande. La fille de Bernard Kouchner raconte les relations entre son frère, “Victor”, abusé sexuellement par le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel quand il était adolescent, et leur mère, Evelyne Pisier. “Parfois, mon frère reçoit un appel de ma mère. “Il regrette, tu sais. Il n’arrête pas de se torturer. Mais, il a réfléchi, c’est évident, tu devais avoir déjà plus de 15 ans. Et puis, il n’y a pas eu sodomie. Des fellations, c’est quand même très différent.”” Hallucinant. Incompréhensible. Ce sont les mots qui viennent spontanément à l’esprit de toute personne pour qui l’inceste est le tabou des tabous, en découvrant la réaction d’Evelyne Pisier.
Comment une mère peut-elle prendre la défense d’un compagnon ayant sexuellement abusé de son fils ? Continuer à partager sa vie ? La politologue n’a pourtant pas été la seule. Sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #metooinceste, d’innombrables femmes issues de tous milieux ont livré de poignants témoignages similaires.
Qui sont donc ces mères qui laissent tomber leur enfant victime d’inceste ? Nous avons posé la question à Hélène Romano, psychothérapeute, experte lors de réquisitions judiciaires, et co-auteure de (1)
Marie Claire : Comment expliquer qu’une mère choisisse de protéger son partenaire plutôt que ses propres enfants ?
Hélène Romano : Il y a plusieurs profils de mères de victimes d’inceste. Environ 40 % de ces mères ont été elles-mêmes abusées, agressées, violées dans leur enfance, ou bien elles ont vécu des situations d’abandon parental. Elles sont donc incapables de protéger leur enfant, parce que la révélation de l’inceste réactive trop de choses douloureuses enfouies. C’est insupportable d’avoir à y faire face à nouveau. Il faut donc mettre l’enfant victime à distance. Qu’il “dégage”. D’où ces réactions incompréhensibles pour la plupart des gens.
Environ 40 % de ces mères ont été elles-mêmes abusées, agressées, violées dans leur enfance, ou bien elles ont vécu des situations d’abandon parental.
D’où vient le déni de certaines mères (“elle/il ment”), même quand l’agresseur ne nie pas l’inceste ?
C’est un mécanisme de défense, de survie psychique personnelle : si je crois mon enfant, je vais m’effondrer. Parce que je n’ai pas été capable de le protéger de ce que moi-même j’ai subi. Du coup, elles préfèrent se positionner du côté du conjoint incestueux.Ou bien elles ne nient pas les faits, mais pour protéger le conjoint, elles culpabilisent l’enfant en justifiant l’inceste par le contexte “fallait pas t’habiller comme ci ou comme ça”. Il y a des mères qui traitent leur fille de salope, renversent les responsabilités : “Tu l’as bien cherché, tu n’es qu’une pute, tu l’as provoqué”. Quant au fils, “c’est un pervers”. D’une certaine façon, leur réaction facilite la rupture des ponts, le deuil de la relation : il n’y a plus rien à attendre de ces mères-là.
#MeTooInceste : “Quand ma parole se libère enfin, on me traite de menteuse, c’est un séïsme”
Ce qui frappe, et cela s’est vérifié dans le déferlement de témoignages de la vague #metooinceste, c’est la violence de la mère lorsque l’enfant victime d’inceste rompt l’omerta…
Le grand public s’attend généralement à ce que les proches des victimes d’inceste les croient, les soutiennent, les protègent, mais c’est l’inverse qui se passe. C’est très important de le dire : majoritairement, un enfant, même adulte, qui dénonce un agresseur incestueux, est sacrifié, exclu par sa famille. Souvent frappé, dénigré, privé de soins, d’attentions matérielles, négligé. Il est quasiment orphelin. Parce qu’il a été témoin et victime direct d’une transgression fondamentale de notre humanité. Même réaction des mères concernant la révélation d’incestes au sein de la fratrie. La plupart du temps, l’enfant victime est malmené, maltraité, placé en internat.
Majoritairement, un enfant, même adulte, qui dénonce un agresseur incestueux, est sacrifié, exclu par sa famille.
Celles qui traitent leur fille de “salopes qui ont provoqué” le père ou le beau-père incestueux sont-elles en rivalité avec leur fille ?Souvent oui, avec un côté très égocentrique, “mégalo”. Parmi elles, il y a celles qui n’acceptent pas que leur enfant ne soit pas un clone d’elle-même. Quand l’enfant subit des violences, du harcèlement, de l’inceste, c’est insupportable parce que ça remet en cause l’idéalisation qu’elles ont d’elles-mêmes. Les mères les plus toxiques, les plus déstructurantes psychiquement, ce sont celles qui alternent les postures contradictoires : un coup, je te protège (“ma pauvre chérie, on va aller au commissariat”), un coup je te laisse tomber.
Quand les enfants arrivent à la trentaine, elles leur disent : “Tu pourrais passer à autre chose. C’est du passé. Oublie, arrête de ruminer.” Ce sont souvent des femmes qui sont sous emprise psychique, manipulées mentalement par le conjoint incestueux, et qui finissent par se plier à sa façon de penser. Elles sont dans l’incapacité de prioriser leur enfant et c’est difficile de leur faire comprendre qu’elles doivent faire un choix. Soit être une maman, soit être la compagne d’un conjoint incestueux. Les deux ne sont pas possible, mais c’est très rare qu’elles l’entendent.
Quand le conjoint jugé, emprisonné, sort de prison, certaines mères se remettent même avec lui ! Ces femmes sont certes des mères, mais pas des mamans. C’est à dire une mère capable de protéger psychiquement son enfant, de le sécuriser matériellement, de le valoriser.
Quand vous parlez d’enfants clones de leur mère, je pense aux concours de Mini miss…
Oui, il y a beaucoup d’inceste chez celles qui aiment bien jouer à la poupée avec leur fille, en faire un petit mannequin. Parmi mes patientes, j’ai un cas de mère très égocentrique. Sa fille, “Marion”, 28 ans, a une demi sœur, “Juliette” et un demi-frère “Romain”, un peu plus âgés, tous deux issus du premier mariage de leur mère.
Marion a un petit garçon. Et depuis que son fils a 2 ans, elle ne supporte plus son propre père. Elle a des flashs, des sensations désagréables qui reviennent, et elle va très mal. En en parlant avec Juliette et Romain, elle découvre qu’ils ont tous les trois été violés par leur père et beau–père. Marion apprend qu’elle était encore bébé…
Ce sont souvent des femmes qui sont sous emprise psychique, manipulées mentalement par le conjoint incestueux, et qui finissent par se plier à sa façon de penser.
Les trois décident de rompre l’omerta et d’informer la mère. Lors d’une séance thérapeutique avec moi, Marion me dit, candidement : “Quand ma mère va apprendre ce que nous a fait mon père, elle va s’effondrer. Vous vous rendez-compte ? Ils sont en train d’aménager une nouvelle maison, qu’est-ce qu’elle va devenir ?” Je la détrompe : “Oh, mais ne vous affolez pas pour elle. A mon avis, elle est plus ou moins au courant depuis longtemps. Et si elle réagit comme la plupart des mères de victimes d’inceste, c’est vous qu’elle va sacrifier, pas lui”. Marion ne me croit pas : “Jamais, ma mère ne ferait jamais ça. Ses enfants sont ce qu’elle a de plus cher au monde” ! Quelques jours plus tard, elle me rappelle, effondrée : en décembre dernier, la fratrie s’est réunie pour faire un Skype, avec leur mère, flanquée de leur père et beau-père, et ils ont tout balancé. Réaction de la mère ? Froide, et pas particulièrement surprise : “Vous n’allez quand même pas gâcher les fêtes de Noël ?”.
Quant au père, Il s’est mis à pleurer. La mère l’a pris dans ses bras, en culpabilisant ses enfants : “Il n’est quand même pas un monstre”. Lui, il a dit qu’il était désolé mais que tout ça, c’était il y a longtemps. Et puis ils avaient tout de même passé plein de “chouettes moments” ensemble. C’est donc une dynamique de couple, qui en inversant les responsabilités, met les trois enfants, dans une confusion terrible. Marion m’a appelée, et m’a dit : “Heureusement que vous m’aviez prévenue d’avance de la réaction de ma mère, parce que sinon, je me jetais par la fenêtre. Jamais je n’aurais imaginé quelle réagirait comme ça.”.
Comment analysez-vous la réaction de la mère ?
En bonne égocentrique, elle pense d’abord à elle, à son petit confort matériel, sa petite vie. Bon, son conjoint a violé ses trois enfants. Mais c’était il y a longtemps, on ne va pas gâcher les fêtes de Noël pour ça !
Alors qu’un couple sur trois divorce souvent juste par ras-le-bol de la routine, comment expliquer que des femmes qui travaillent, qui ont tout à fait les moyens de partir, des intellectuelles, restent avec leur conjoint incestueux ?
Cela montre que les diplômes, la culture, l’intelligence, être une brillante juriste comme Evelyne Pisier, connaître le droit, ce qui est autorisé, légal, et ce qui est interdit, ne protège pas de l’emprise. C’est plus facile d’imaginer la mère qui reste avec le conjoint incestueux comme une femme précaire, sans ressource, sans diplômes. Si vous saviez le nombre de politiques, d’universitaires, d’avocats, de médecins impliqués dans des histoires d’inceste…
Les diplômes, la culture, l’intelligence, être une brillante juriste comme Evelyne Pisier, connaître le droit, ce qui est autorisé, légal, et ce qui est interdit, ne protège pas de l’emprise.
Pour avoir travaillé à Paris, à l’unité d’accueil des jeunes victimes (UAJV), j’ai vu passer régulièrement des enfants agressés chez des gens très connus, des chanteurs, des acteurs, le monde des médias… Mais quand on faisait des signalements, c’était classé, parce que les VIP ont de bons avocats, et parce que même si un enfant parle des attouchements, des fellations, ça ne laisse pas de trace.
Il y a des incestes dans des familles de toutes religions, dans tous les milieux sociaux. Je me rappelle d’une mère catholique qui nous avait dit : “C’est Dieu qui a envoyé cette épreuve à ma fille, pour qu’elle la dépasse !”. Mais a contrario, je connais une femme qui avait un cabinet d’avocats avec son mari. Du jour ou leur enfant a révélé l’inceste, elle est partie et s’est retrouvée sans travail, sans chômage, rien. Elle avait donné la priorité à son enfant. Mais ces mères-là sont rarissimes.
Voyez-vous des mères divorcées, jamais confrontées à l’inceste dans leur famille, ni égocentriques, qui se remettent en couple, à leur insu, avec un conjoint incestueux ?
Oui, je pense au cas d’une mère, trois filles de 8, 12 et 14 ans. Elle s’était remise en couple avec un médecin dont elle était éperdument amoureuse. Mais les filles se sont plaintes de lui à leur père. “Le soir, il vient nous souhaiter bonne nuit, et il a un regard bizarre. Et il n’est pas pareil quand il est seul avec nous et quand maman est là”. Il n’y avait pas eu d’attouchements, mais il y avait un climat lourd. “Il ouvre la porte de la salle de bain quand on prend notre douche. Il nous regarde. “Oh tu as une jolie poitrine”, “Ah, tes poils commencent à pousser…” Elles avaient essayé d’en parler à leur mère, mais elle ne voulait pas l’entendre.
Il y a des incestes dans des familles de toutes religions, dans tous les milieux sociaux.
Le père des filles l’a mise en garde, mais elle s’est fermée : “Tu dis ça parce que tu es jaloux. J’ai le droit de refaire ma vie”. Mais finalement, elle a été plus vigilante. Un soir elle a surpris son compagnon dans la chambre de son aînée, au prétexte de la border, – à 14-15 ans !- et lui a demandé de sortir immédiatement. Une autre fois, elle a entendu une remarque déplacée à l’une de ses filles. Elle l’a repris vertement, et il a alors eu la réaction type du pervers, le renversement de responsabilité : “Mais c’est elle qui me provoque, avec ses tenues.” Et là, elle l’a quitté. Parce que c’est une mère protectrice. Qui connaît parfaitement les règles de respect de l’intimité dues à des enfants. Et puis elle a fait tout un travail thérapeutique pour comprendre pourquoi le comportement ambigu de son compagnon, ne la dérangeait pas au début. C’est une situation typique de ce qui peut se passer, quand une maman tombe sur un pervers.