On parle plus souvent de femmes battues que de femmes qui tapent. L’année dernière, 146 personnes sont mortes des suites de violences conjugales, parmi elles, 121 femmes, et 25 hommes. Les femmes sont donc les premières victimes de cette maltraitance. Mais faut-il occulter la violence féminine ? Serait-elle différente de celle des hommes ? Je pars à la rencontre de ces femmes qui ne se contrôlent pas.
Injures à répétition, jets d’objets
Si de nombreuses associations proposent leur soutien aux femmes battues, pour les hommes, je n’en ai trouvé qu’une seule qui en ait fait sa spécialité : SOS Hommes Battus. L’association donne prioritairement la parole aux hommes victimes. Sylvianne Spitzer, sa directrice, me donne rendez-vous dans un café de la gare Montparnasse. Cheveux courts, la psychologue s’exprime avec fougue et fait tinter à chaque mot ses multiples colliers. Elle me prévient :
“Oui, nous sommes une association consacrée aux hommes, mais nous voulons traiter des violences conjugales dans leur ensemble. Il n’y a pas d’un côté des femmes victimes et de l’autre des hommes victimes, il y a des violences conjugales avec des personnes qui souffrent.” Pourtant, c’est bien aux hommes que cette psychologue s’est d’abord intéressée. “Je voyais, en consultation de couple, de plus en plus de cas pour lesquels je comprenais que les hommes étaient victimes de violence psychologique et physique de la part de leur femme. J’aurais aimé les orienter vers des associations spécialisées, mais il n’y avait rien pour eux. Pas plus qu’il n’y avait d’associations prêtes à aider les femmes violentes.”
En augmentation chez les jeunes
Pour ces hommes, reconnaître qu’ils sont violentés par leur femme est terriblement difficile. “Ils sont souvent devenus soumis, presque effacés. Ils ont peur de porter plainte et ont honte en société.” Les femmes ne font pas entrer la violence dans le couple de la même façon que les hommes. “Ce sont des injures à répétition ou le désir de diminuer l’autre. Une fois qu’elles ont cette emprise psychologique, cela devient de la violence physique : jets d’objets, coups de couteau, coups de poing, morsures. Les hommes se font frapper avec les objets qui traînent, de l’ordinateur à la bouteille, tout est ‘bon’.”
Pour la psychologue, ces cas extrêmes ne sont pas isolés. “Dans 99 % des cas que j’ai traités, les violences devenaient physiques.” Peu à peu, ces femmes prennent l’ascendant, terrorisant des conjoints qu’elles pensent aimer. Avec Sylvianne Spitzer nous abordons exclusivement la violence conjugale. En reprenant les témoignages des femmes avouant leur agressivité, cela me semble réducteur. Amis, travail, enfants : leur colère n’a pas de limite…
Je quitte la psychologue. Elle m’a conseillé de rencontrer un historien de la violence féminine, Christophe Régina. “La violence des femmes est seulement rendue plus visible. Les statistiques, notamment sur les femmes incarcérées en prison, montrent que les types de violences qu’elles commettent sont assez proches de celles que l’on trouvait au XVIIIe siècle. Il y a des meurtres, parfois des infanticides, mais contre les enfants les violences s’arrêtent souvent aux injures et aux coups. Et puis il y a les violences contre le conjoint, avec des femmes qui tentent de diminuer leurs maris, qui les accusent de ne pas être de vrais hommes… Des discours très contemporains.”
Sans remonter jusqu’au Moyen Âge, je cherche auprès de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) les statistiques de ces dernières années. Depuis 2007, la part des femmes dans les personnes mises en cause pour des faits de délinquance n’a cessé d’augmenter, passant de 14,7 % en 2007 à 16,7 % en 2012 (+2 points). Une violence nouvelle ? Le seul point sur lequel s’accordent tous les spécialistes, c’est l’augmentation de la violence des jeunes filles. Elles agissent en bande et reproduisent des attitudes attribuées aux garçons. Un comportement qui n’a rien à voir avec les témoignages que j’entends. Celui d’une violence solitaire, perpétrée malgré soi et dont les femmes, au bord du gouffre, sont prisonnières. Des femmes. “Je ne veux plus être ce monstre qui fait du mal à son copain. Je ne veux plus voir, après coup, ces griffures sur son corps, ou ce bleu. Peut-être suis-je folle, peut-être n’ai-je aucun moyen de guérir de ma violence innée. Pourtant je veux y croire”, raconte l’une d’entre elles.
La solution suisse
Une autre évoque cette nuit où elle aurait pu “tuer celui qu’elle aime si [son] enfant n’avait pas dormi à côté”. Sans oublier celles dont les débordements de colère touchent leurs enfants, amis, collègues de travail. J’ai beau chercher, j’ai l’impression qu’en France, il n’existe ni statistiques ni analyses et encore moins d’associations qui s’intéressent spécifiquement à ce problème. Les femmes postent leurs messages désespérés sur des forums parce qu’elles ne savent pas vers qui se tourner. Je vais pourtant trouver une association qui traite exclusivement de la violence des femmes… à Genève. Elle s’appelle Face à Face. J’ai l’impression d’approcher du but, mais il va me falloir de la patience : surcharge de travail ? Méfiance à l’égard des journalistes ? J’attendrai des semaines avant de parler à sa fondatrice. Au cours du rendez-vous téléphonique, je perçois une certaine réticence de Claudine Gachet. Directrice de Face à Face, elle a fondé l’association en 2001.
Elle est infirmière en psychiatrie, thérapeute du couple et de la famille et a suivi autant les victimes d’abus que les personnes violentes. Elle me confirme que leur association pour femmes violentes est la seule dans ce domaine et le regrette : “J’ai beaucoup de demandes de la France, en particulier de femmes auteurs de violences qui ont besoin d’être aidées. Mais c’est un tel tabou. Dans l’inconscient collectif une femme est protectrice et aimante… Violente, elle est perçue comme folle ou marginale. Alors que ça n’a rien à voir. ” Les femmes qui contactent l’association viennent souvent de vivre un nouvel accès de colère qui leur a fait peur, “il y a une menace pour leur couple. Ou pour la première fois, elles ont usé de violence devant, ou pire, sur leur enfant. Voir la peur dans leurs yeux est un déclencheur très fort.”
Séances de réparation parental
Dès le premier appel, l’association tente d’évaluer les risques : pour l’entourage, mais aussi pour la femme en question. Le suicide est une violence contre soi qu’il faut prendre en compte. Puis un travail de longue haleine se met en place, constitué de séances individuelles et en groupe. On constitue un génogramme de la personne, une cartographie de la famille, qui peut remonter à plus de trois générations pour comprendre dans quel environnement cette femme a évolué.
“A 90 %, ces femmes ont subi de la violence dans leur vie, souvent dans l’enfance. Parmi les 30 derniers cas que nous avons suivis, 14 d’entre elles avaient été violentées par leur mère”, des violences qui ne sont pas toujours physiques. Claudine Gachet me parle ainsi d’une femme venue la voir alors qu’elle était enceinte. “Elle nous a dit “On se bagarre tout le temps, et c’est moi qui crée cette situation. Je ne veux pas faire vivre ça à mon enfant”. Son mari se réfugiait dans la salle de bains tellement il avait peur. Nous avons découvert que cette femme a été élevée par une mère qui faisait des tentatives de suicide à tout bout de champ. La petite fille a grandi en ne sachant jamais comment elle allait la trouver en rentrant de l’école.” La violence a continué sous d’autres formes. “Cette mère venait la voir avec des tonnes de confiseries, alors que c’était interdit dans la maison parce que sa fille était en surpoids.”
L’association va inviter mère et fille à des séances de réparation parentale. Aujourd’hui, cette femme a un deuxième enfant et vit heureuse avec son époux. Selon Face à Face, pendant longtemps, les femmes ont été les seules à prendre en charge l’éducation des enfants, ce qui explique qu’elles soient souvent le vecteur de la violence. Maintenant, les hommes sont plus présents, mais “les femmes restent très exposées : réussir une vie professionnelle, être une bonne mère, une bonne compagne… Elles ont des agendas de ministres”. A la moindre étincelle, elles explosent. Je demande à rencontrer l’une des femmes suivies par l’association. Je m’engage à respecter son anonymat et à ne jamais la recontacter dans le futur.
Peur de la semaine de “trop”
Julie est aidée depuis trois ans. “A l’adolescence de ma fille, je criais tout le temps. Je l’attrapais, je lui tirais les cheveux. Quand elle a eu 15 ans, ça s’est aggravé.” Une jeune fille difficile qui cherche à faire sortir sa mère de ses gonds. “Parfois j’avais le comportement adéquat et parfois pas. De temps en temps, je levais la main sur elle. Je voyais la peur dans ses yeux dès que je m’approchais d’elle.” Sa violence s’étend et son conjoint devient également sa cible. “Je lui tirais les cheveux, je le poussais. Je me mettais en colère. Quand il sortait dans une autre pièce pour ne pas m’écouter, je le suivais et je m’énervais. Ça me rendait dingue.”
La jeune femme se sent misérable. “Ma fille avait peur, mais mon mari rigolait. Quand la situation était plus grave, il me disait juste sèchement “va te faire soigner”, mais la conversation était impossible.” La jeune femme commence à avoir peur d’elle-même. “Quand je lisais les faits divers, j’étais effrayée par le fait qu’il n’y avait, souvent, aucun signe avant-coureur. Les amis, les proches ne s’étaient doutés de rien avant qu’un homme décide de tuer toute sa famille. J’avais peur, un jour, de moi aussi franchir la limite… et dans un accès de colère, de tuer mon conjoint.” Et puis, il y a eu le déclic, la scène de trop. “Ma fille avait fait une grosse bêtise d’ado. Elle me mentait avec un aplomb admirable. J’ai perdu pied avec elle, je l’ai poussée par terre, frappée. J’étais démontée.”
Une spirale générationnelle
Le jour même, son mari lui apprenant qu’il a une maîtresse, elle s’en prend physiquement à lui. “Je lui ai donné un violent coup de pied.” Pour la jeune femme, c’est trop. Elle décide de se faire aider. “Je ne me voyais pas aller dans les associations d’hommes violents, je n’étais pas non plus familière des psychologues et des psychiatres… mais j’avais entendu parler de Face à Face dans un article.” Depuis, la jeune femme a entamé un long travail. Souvent tapée par une mère qui elle-même avait été frappée, elle espère avoir mis un terme à cette spirale générationnelle. Elle a appris à gérer son stress et à canaliser sa colère. Avant de rendre cet article, je m’entretiens une dernière fois avec la directrice de l’association.
Claudine Gachet appelle à lever le tabou de la violence féminine. “Il ne s’agit pas d’une déviance ou d’un cas psychiatrique. Ce sont des femmes comme vous et moi, débordées par leurs multiples rôles, et qui doivent aller de l’avant. Tout le monde peut, un jour, avoir un comportement violent ou être victime de violence. Crier contre quelqu’un, c’est déjà de la violence. Il ne faut pas attendre, ni rester muré dans son silence, il faut se faire aider et faire appel à des thérapeutes familiaux ou à des spécialistes des traumatismes. On peut toujours changer un comportement. “