Enfants maltraités : “La violence fait ‘disjoncter’ le cerveau”
Muriel Salmona est psychiatre et fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Elle vient de lancer un manifeste pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels. Interview.
Le gouvernement enclenche ce mercredi un plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants d’une durée de trois ans. Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, lance un cri d’alarme : “La France est dans un déni complet”, dit-elle, quant au nombre de personnes concernées et aux “conséquences effarantes de cette violence”. Entretien.
Les récents faits divers dramatiques, du décès du petit David, puni car il avait mangé des bonbons, à celui de Yanis, mort pour avoir fait pipi au lit, nous rappelle un chiffre terrible : deux enfants succomberaient chaque jour à cause de maltraitances…
Le nombre de décès s’élèverait en réalité à 300 par an, ce qui est déjà énorme. Par ailleurs, le taux de mortalité des moins d’un an est trop élevé pour s’expliquer par des raisons médicales : 10% des morts subites du nourrisson seraient en fait liés à de la maltraitance. S’agissant des abus sexuels dans l’enfance, en interrogeant des adultes, on en tire la conclusion que 124.000 filles et 30.000 garçons seraient violés chaque année. 80% des violences sexuelles sont subies avant l’âge de 18 ans. Tous les milieux sociaux sont concernés. La ville comme la banlieue, et comme la campagne.
Mais la France est dans un déni complet : déni du nombre de personnes concernées, déni des conséquences effarantes de cette violence. Ces conséquences sont pourtant connues depuis vingt ans. En 1998, une grande étude américaine, l’ACE Studies (Adverse Chilhood Experience), a porté sur plus de 17.000 personnes ayant la cinquantaine. Les chercheurs se sont aperçus de l’existence de liens de causalité entre des pathologies et le fait d’avoir subi des violences durant l’enfance. Avoir subi des violences est la première cause de mortalité précoce, de suicide, de conduites addictives, de maladies mentales, d’accidents ischémiques. 60% des maladies psychiatriques trouvent leur origine dans ces maltraitances.
Le coût de la violence est extrêmement important pour la société : en abandons d’études, en arrêts de travail, en maladies, en hospitalisations, en morts prématurées. Tout ça pourrait être évité.
Il y a quelques semaines, le Conseil constitutionnel a censuré un amendement concernant l’interdiction de “tout recours aux violences corporelles”, ce qui comprend la fessée. Comment avez-vous réagi ?
Ça a été un choc. J’ai trouvé scandaleux que des élus Les Républicains posent une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur ce point. Le Conseil a estimé que l’amendement n’avait rien à faire dans le projet de loi “Egalité et citoyenneté”. Pourtant, la violence est un facteur énorme d’inégalités ! La violence est nécessaire à l’abus d’autorité comme à la hiérarchisation des gens. Notez qu’au même moment, la Russie a dépénalisé les violences domestiques pour “éviter la destruction de la famille”…
Il n’y a pourtant aucun argument à opposer à l’interdiction des châtiments. Nous disposons d’un panel d’études énorme qui, toutes, en démontrent les effets négatifs. Aucune n’en démontre un quelconque effet positif.
Certains parents affirment que jamais ils ne donneraient une gifle, mais que la fessée, elle, resterait acceptable…
Mais elle est complètement humiliante ! Qu’on mette une main aux fesses à ces gens-là, ils verront. Ils font une faute d’orthographe ? Une fessée. La violence éducative, c’est faire mal, c’est faire peur, c’est humilier. Le principe étant de créer une aversion chez l’enfant. C’est donc du dressage, pas de l’éducation.
On a longtemps “fait avec” la violence conjugale. On divisait entre la grande violence et une petite claque. Désormais, on ne divise plus : la claque n’est pas supportable. Or, pour les enfants, c’est encore possible ! Pour eux, on minimise, on banalise. La violence serait “utile”, “éducative”. Alors que c’est tout le contraire : la violence aggrave les troubles du comportement chez l’enfant, comme ses troubles cognitifs.
75% des maltraitances graves ont lieu dans un contexte de punition. Les enfants qui sont morts récemment étaient “punis”. Lorsque l’on s’autorise à recourir à des châtiments corporels pour punir, où mettre le curseur ? Un type de près de deux mètres qui met une claque à un bébé de deux ans peut le tuer, sans l’avoir voulu.
Que se passe-t-il dans le cerveau d’un enfant maltraité ?
La violence fait “disjoncter” le cerveau. L’enfant dont le cerveau disjoncte ne réagit pas, donc le parent va penser que son enfant le provoque sur le mode “même pas mal”. L’adulte risque donc de redoubler de violence pour que l’enfant pleure. Hurler sur un enfant n’est pas mieux. Cela le sidère : l’enfant s’arrête et bloque ses fonctions supérieures. Cette sidération a un impact psycho-traumatique. Dire des horreurs, même avec un ton froid et sec, est tout aussi aussi destructeur. Ces maltraitances entraînent des troubles du comportement. L’enfant devient plus difficile, ce qui conduit à plus de recours à des violences.
Au niveau biologique, la violence “allume” une petite structure du cerveau appelée l’amygdale. C’est cette structure de la survie, siège de l’émotion, qui donne l’alerte si vous entendez un bruit, c’est elle qui vous fait sursauter. L’amygdale donne l’ordre aux glandes surrénales de produire des hormones, le cortisol et l’adrénaline. Ces hormones servent à préparer l’organisme à réagir. Ces fortes doses d’hormones peuvent entraîner un risque vital ; on peut mourir de stress.
Heureusement, il y a un joker. Pour éviter de faire sauter le cœur, le cerveau disjoncte, comme un circuit en survoltage. Comme l’amygdale ne s’éteint pas, le cerveau fait ce que les autorités ont fait à Tchernobyl : il isole l’amygdale, comme elles ont posé un sarcophage sur le réacteur. C’est comme cela que la mémoire traumatique se crée. La mémoire est très liée aux émotions : tout le monde se souvient de ce qu’il faisait le 11 septembre 2001. L’émotion fait bugger le circuit de la mémoire : le souvenir n’est plus intégré dans ma mémoire autobiographique. Il est bloqué dans la mémoire traumatique, qui est de la mémoire brute.
L’amygdale est une sorte de boîte noire dans laquelle rien n’est identifié, ce qui appartient à la victime est mélangé à ce qui appartient à l’agresseur. L’agresseur colonise la personne. Une victime peut, lors d’une attaque de panique, ressentir du mépris pour elle-même ; ce mépris est en fait celui de son agresseur. La victime peut même ressentir l’excitation de l’agresseur. Ou une violence qui, une fois encore, est celle de son agresseur. Un enfant, à l’école, pourra faire une crise pendant laquelle il sera à la fois terrorisé et en train de tout casser. L’enfant pense donc qu’il est un monstre.
Cette amygdale est “têtue”, comme toute structure archaïque : une fois qu’elle a repéré une situation qui entraîne des violences, elle s’allume continuellement quand cette situation se présente. L’enfant est continuellement “allumé” en présence du parent maltraitant. On dit qu’il est “dissocié”.
Comment se comporte une personne dissociée ?
L’enfant peut avoir l’air indifférent. Il peut donner l’impression d’être à l’ouest, voire idiot. Une mère dissociée, quant à elle, ne va rien ressentir pour son enfant. Une personne dissociée peut être la proie de pleins de gens. C’est ainsi que l’enfant maltraité va ainsi souvent être harcelé à l’école. Que des prédateurs peuvent fondre sur une jeune fille car n’est pas capable de se défendre. 70% des personnes qui ont subi des violences dans l’enfance subiront des violences toute leur vie, précisément parce qu’elles restent dissociées.
Je forme beaucoup de magistrats à l’ENM (Ecole nationale de la magistrature). L’un d’entre eux me parlait d’une femme lui ayant décrit les actes de torture et de barbarie qu’elle avait subis de la part de son mari. A sa manière de les raconter, il lui semblait qu’elle “n’allait pas si mal”. Il a donc classé l’affaire ! Cette absence de réaction “normale” chez la femme était due à la dissociation. C’est ce qui explique que 70% des plaintes pour viol soient classés chez les majeurs, et 60% chez les mineurs.
Idem s’agissant des rejets de demandes de droits d’asile : plus le réfugié a subi de violences, plus il est traumatisé. Son récit semble incohérent et il a des trous de mémoire. Résultat, il n’obtient pas le droit d’asile…
Que se passe-t-il lorsque l’enfant grandit et finit par “échapper” à son milieu ?
Quand l’enfant part de chez lui, arrive un moment où il n’est plus dissocié. C’est alors qu’il ressent sa mémoire traumatique, et c’est intolérable. Le mal-être est immense. Il a l’impression qu’il va mourir. Il réentend tout ce qui a pu lui être dit de mal. Les rescapés des camps de concentration ont parfois commencé à aller très mal vingt ans plus tard, quand ils sont sortis de leur dissociation. Cette mémoire traumatique est invivable : il faut la faire taire !
Ceci explique le recours à des conduites d’évitement. La personne fuit les lieux de stress. Ou cherche à anesthésier cette mémoire, en se dissociant à nouveau. Elle va alors “rencontrer” alcool et drogues, qui sont des produits dissociants. 50% des victimes de violences ont des conduites addictives, qu’il s’agisse d’une consommation de tabac à haute dose ou de dépenses extrêmes. Des jeunes filles abusées sexuellement vont se scarifier pour faire monter leur stress et, ainsi, disjoncter, et obtenir l’anesthésie émotionnelle recherchée. Pour elles, les blessures des scarifications sont bien moins douloureuses que le souvenir des viols.
On parle beaucoup de la résilience, cette faculté qu’a l’être humain à surmonter les épreuves. Qu’en pensez-vous ?
Oui, un être humain a une capacité de résilience. Mais une fracture ne se répare pas toute seule ! Je trouve que l’on valorise trop la résilience, alors qu’il faudrait avant tout protéger les enfants. Si quelqu’un passe sous un bus, survit, se traîne jusque chez lui parce que personne ne lui porte secours, puis parvient à poser les pieds par terre et à remarcher au bout de quelques mois, comment s’en réjouir pleinement ? C’est cela la résilience : la personne doit tout faire toute seule. Ce qui est inadmissible. Il ne faut concevoir la résilience qu’assistée.
Il faut de la protection et des soins, mais nos professionnels manquent de connaissances sur le psycho-traumatisme. Je fais des formations dans des centres pour toxicomanes : les psychiatres ne font pas le lien entre les addictions des patients et leur passé ! Quand vous recevez un coup de barre de fer dans votre jambe, on répare votre fracture. Si vous prenez des coups de barre symboliques dans la tête, il y a aussi “fracture”, avec la mort de beaucoup de neurones. Jusqu’à 30% des structures du cerveau peuvent être détruites. On constate même des modifications génétiques sur l’ADN ! Mais le cerveau, comme le tissu osseux, peut se réparer.
Comment le soigner ?
Par un travail psycho-thérapeutique qui a pour but de transformer la mémoire traumatique en mémoire biographique. On ne peut pas vivre quelque chose d’horrible et le voir disparaître comme ça. Le traumatisme doit devenir quelque chose que l’on contrôle, qui ne vous colonise plus. Cela demande de comprendre, d’analyser ce qui s’est passé.
Et le cerveau se régénère. Des enfants étiquetés stupides car en lourd échec scolaire dû à leur dissociation vont être capables de reprendre des études. J’ai vu des personnes déscolarisées dès la 6e ou la 5e passer le diplôme d’entrée à l’université et décrocher une licence. J’ai même des patients qui avaient été diagnostiqués schizophrènes, et mis sous neuroleptiques à haute dose, qui ont pu arrêter de les prendre. Ces médicaments traitent les symptômes en dissociant la personne pour qu’elle se sente mieux. L’EMDR [désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires, NDLR] est également une dissociation douce, qui reprend le principe de l’enfant qui se balance pour se soulager.
Mais c’est la cause qu’il faut soigner : la mémoire traumatique. Et, surtout, il faut poser des questions aux enfants. Personne ne leur demande comment ils vivent. Les enfants ont peur de ne pas être crus, alors ils ne vont pas parler spontanément. Il faut expliquer aux enfants qu’ils ont des droits.
Propos recueillis par Cécile Deffontaines