Couple : pourquoi a-t-on peur de rompre ?
Lorsque j’ai quitté mon mari, j’ai été ébahie par le nombre de gens qui m’ont dit : “Si j’avais du courage, je le ferais aussi” », raconte Cécile. Elle-même a attendu trois ans avant de prendre sa décision : « Je n’étais pas prête. Je savais que ça allait être long et difficile. Il fallait que je sois assez costaud moralement. » La vie commune est devenue pesante, éprouvante, compliquée. On a l’impression d’avoir tout essayé ; pourtant, rien ne s’améliore. Ennui, distance, disputes, baisse du désir… Faut-il penser à la rupture ? Insidieusement, l’idée mûrit et s’impose. Mais de là à l’appliquer… « Entre l’instant où le désir de briser votre union s’insinuera dans votre âme et celui où, la décision prise, vous trouverez le courage d’en informer votre compagne, un certain temps s’écoulera. […] Sauter le pas sera douloureux, n’en doutez point. Déterminé à rompre, c’est cette détermination qui sera en soi crucifiante, et vous commencerez donc à souffrir bien avant la rupture définitive. Quel qu’en soit le motif, prendre la décision sera aussi déchirant que les effets de celle-ci », écrit Gabriel Matzneff dans De la rupture. L’évidence est criante. Au fond de soi, on sait parfaitement qu’il faut partir, mais on hésite, on doute, on tente de se reprendre… De quoi a-t-on peur ?
La peur de faire souffrir
Personne n’a envie de faire souffrir l’être qu’il a aimé. Surtout si l’on n’a rien à lui reprocher. Notre « bonté naturelle » n’est pas seule en cause. Pourquoi la seule idée du départ fait-elle surgir un torturant sentiment de culpabilité ? Immédiatement, on se voit dans la peau du « méchant » à qui tout le monde reproche sa cruauté, car il abandonne l’être pour qui il est tout. Notamment lorsque, dans le couple, la femme avait l’habitude de tenir le rôle d’une bonne mère soutenante. La voilà alors transformée en une marâtre à qui personne ne voudrait ressembler.
« Je n’avais rien à lui reprocher, il était adorable mais je ne l’aimais plus. Je m’en suis voulu, mais je n’y pouvais rien », raconte Julia, 22 ans. La disparition du désir sexuel a signé le désamour. Elle décide de quitter Stéphane en douceur. Elle lui parle autonomie, indépendance, sorties entre copines. Il ne comprend rien (ne veut rien comprendre ?) et, au fond d’elle-même, un doute s’insinue : « Et si je faisais fausse route ? Est-ce que c’est vraiment fini ? » Quand il finit par comprendre, il menace de se suicider. Dit qu’il ne peut pas vivre sans elle. « Il me mettait la responsabilité de sa vie sur le dos. » Elle se sent coupable, forcément. Trop coupable. Alors elle a pris la fuite. Il ne s’est pas suicidé.
La peur de l’abandon
« La peur de rompre n’est pas loin de la peur de l’abandon, qui ramène à la séparation initiale d’avec la mère », déclare la psychanalyste Anne Debarède. Une peur infantile, qui s’empare de l’enfant lorsqu’il comprend que sa mère et lui font deux et qu’il doit renoncer à la fusion impossible. Quand sa mère s’éloigne, le petit enfant, qui n’a pas la notion du temps, se croit abandonné. Pour l’aider à apprivoiser et à surmonter l’absence, le manque, on lui donne un « doudou ». Cet objet transitionnel qui porte l’odeur de sa mère, qui la représente. Or, pour beaucoup d’entre nous, le partenaire joue symboliquement le rôle d’objet transitionnel. Partir, c’est donc perdre cet élément rassurant et se sentir abandonné. « La rupture évoque l’abandon, le vide, le manque que l’on essaie de combler toute sa vie », poursuit Anne Debarède. Pour Jean-Georges Lemaire, psychanalyste et thérapeute de couple, « se maintenir en dépendance est une manière de se protéger contre la peur de l’abandon ». Il note d’ailleurs, à cet égard, que « les terreurs d’être abandonné sont beaucoup plus fréquentes chez les hommes, notamment vers 40 ans, à mi-vie ». Au même âge, les femmes qui ont eu des enfants éprouvent rarement cette angoisse.
La peur d’être remplacé
Anne et Bertrand se sont connus à l’adolescence, ont travaillé ensemble, eu deux enfants. Et puis le désamour s’est installé. Un beau jour, Anne est sortie de la bulle fusionnelle. Elle a rencontré un autre homme, qu’elle a aimé passionnément, mais n’a pas pu – ou voulu – quitter son compagnon de toujours. Bertrand a su, n’a pas supporté, mais n’est pas parti non plus. La rupture était entamée, mais la séparation n’a eu lieu que quelques années plus tard. « Nous vivions comme frère et sœur. Nous faisions chambre à part », se souvient Bertrand. Un rejet difficile à supporter, une blessure narcissique violente. Un jour, il rencontre une femme qui le désire et restaure le narcissisme que son épouse avait largement ébréché. Il s’en va. Et ne comprend pas pourquoi Anne lui en veut, elle qui ne cessait de clamer son désir qu’il parte.
Paradoxal ? Pour l’inconscient, qui ignore la contradiction, abandonner et être abandonné sont une seule et même chose. Telle femme, qui vient de rompre de son plein gré, sombre en dépression : influencée par ses pensées inconscientes, elle a la sensation d’avoir été quittée… Anne se trouve remplacée par une autre femme. Insupportable. Cela l’a ramenée, intérieurement, à la situation que connaît toute petite fille au moment du complexe d’Œdipe : se retrouver impuissante face à une rivale – la mère – qui détient l’objet qu’elle convoite – son papa. Pour éviter de revivre cette terrible rivalité, certaines femmes, pourtant insatisfaites de leur couple, préfèrent rester. Afin qu’aucune autre ne puisse mettre la main sur leur homme – même si elles ne l’aiment plus. On voit d’ailleurs des femmes sur le point de rompre décider de rester : lorsqu’elles s’aperçoivent qu’une « rivale » convoite leur compagnon, instantanément, leur désir éteint renaît de ses cendres.
La peur de la solitude
Pour Donald Winnicott, célèbre pédopsychiatre britannique, « la capacité de l’individu d’être seul [constitue] l’un des signes les plus importants de la maturité du développement affectif » . Il faut, explique-t-il, que le bébé ait fait « l’expérience d’être seul, en tant que nourrisson et petit enfant, en présence de la mère ». La psychanalyste Mélanie Klein considérait, elle, que la capacité d’être seul repose sur l’existence, dans la réalité psychique de l’individu, d’un bon objet. Or c’est la mère qui constitue le bon objet, pour autant qu’elle ait été « suffisamment bonne », comme le dit Winnicott, c’est-à-dire qu’elle ait permis à son enfant d’acquérir la sécurité intérieure nécessaire pour affronter la vie et ses frustrations. Sans cette sécurité intérieure, la peur de la solitude ne peut être dépassée. Elle conduit à un manque de confiance en soi et à une défaillance de l’idéal du moi qui amènent à rester avec celui que l’on a eu la « chance » de séduire un jour. A partir d’un certain âge, les femmes doutent d’elles-mêmes, et donc des autres. Une inquiétude accentuée par l’image que la société leur renvoie. Libre et disponible, la femme seule fait peur et envie à la fois aux autres femmes. Disponible, donc désirable, mais autonome, donc dangereuse, elle fait peur et envie aux hommes.
La peur de perdre son confort
Toutes les études le montrent, les ruptures pénalisent financièrement les femmes. Ce sont encore les hommes qui ont les plus gros salaires, et les pensions alimentaires – quand elles sont versées – compensent rarement la baisse du niveau de vie qui suit une séparation. D’où l’angoisse de devoir renoncer à un certain confort, affectif et matériel à la fois. « Je ne peux pas partir, car je n’aurai jamais les moyens d’offrir à mes enfants ce qu’ils ont aujourd’hui. » Avec un mari médecin, Fanny a effectivement un train de vie que son salaire de secrétaire ne lui permettrait pas de mener s’il constituait sa seule source de revenus. Mais attention à la formule simpliste « elle reste avec lui pour son argent ». Ce serait méconnaître le mécanisme de l’inconscient, qui compense une insécurité de l’être par l’avoir. L’argent n’est souvent que le substitut d’un manque d’amour. Peut-être que, s’il n’avait pas d’argent, elle resterait quand même avec lui. Mais peut-être aussi son argent l’a-t-il séduite parce qu’il la rassurait. Cette appréhension, Cécile l’a éprouvée : « J’avais peur d’être lâchée dans un pays inconnu dont je ne parlais pas la langue. »
La peur de l’échec
Régine Waintrater, psychanalyste et thérapeute familiale, reçoit beaucoup de couples au bord de la rupture. Ils viennent consulter parce qu’ils ont peur de rompre, parce qu’ils n’y arrivent pas ou parce qu’ils espèrent repartir sur de nouvelles bases. C’est le cas classique des ruptures dites de « mi-vie », si douloureuses, car elles renvoient à un terrible sentiment d’échec, accentué par l’idéal social de cette fin de siècle, qui veut que l’on « réussisse » son couple au même titre que sa carrière ou une recette de cuisine. Mais il y a aussi la difficulté à renoncer à l’illusion du couple idéal. Cette image-là, nous l’avons formée dans notre enfance, notre adolescence. Nous nous étions juré de faire mieux – ou aussi bien, en tout cas – que nos propres parents. Face à l’échec de notre couple, le surmoi, notre juge intérieur, tonne : « Tu as raté, donc tu n’es qu’un raté. »
Pourtant, la désillusion est nécessaire pour grandir. La vie est scandée de séparations. La naissance est la première, puis viennent l’école, l’adolescence et toutes ces étapes de croissance que l’on ne peut franchir qu’en renonçant à ce qui a précédé… Les ruptures amoureuses sont aussi au programme de nos vies (un couple sur deux à Paris, sur trois en province, divorce). Et comme toutes les grandes décisions de l’existence, elles mettent au jour un conflit entre soi et soi. Un conflit douloureux mais souvent bénéfique. 80 % des femmes et seulement 58 % des hommes affirment être plus heureux après leur divorce, révélait récemment une étude américaine. Dans le meilleur des cas, en effet, la rupture a été l’occasion de repenser les idéaux, les besoins et les attentes qui nous avaient poussé dans les bras de notre partenaire. Plus au clair avec soi-même, on est en mesure d’aborder créativement une nouvelle vie.
Les enfants, une fausse bonne raison de rester
« Les couples restent ensemble en partie pour les enfants, reconnaît Jean-Claude Kaufmann, sociologue. En réalité, c’est aussi la facilité du quotidien, que les hommes et les femmes ont peur de remettre en cause. » « Certains couples sont convaincus que, s’ils n’avaient pas d’enfants, ils se sépareraient, déclare de son côté Robert Neuburger, psychiatre et thérapeute de la famille et du couple. C’est faire porter une très lourde responsabilité aux enfants, qui auront le sentiment que, s’ils n’étaient pas là, leurs parents seraient plus heureux. Les enfants se sentent toujours coupables de ce qui ne va pas. » Il faut néanmoins savoir qu’en cas de divorce, 85 % des jeunes enfants sont confiés à la garde de leur mère. Et que 54 % d’entre eux ne voient pratiquement plus leur père au bout de deux ans. 25 % seulement des Français pensent que les enfants doivent être absolument épargnés, et que c’est une raison suffisante de ne pas divorcer. Cependant, 65 % estiment préférable qu’un couple en difficulté ayant des enfants se sépare, pour leur éviter de vivre dans un climat conflictuel. Les enfants sont d’ailleurs du même avis et considèrent qu’il est plus difficile d’avoir des parents qui ne s’entendent pas que des parents séparés.