Comment parler du harcèlement sexuel à nos enfants?
Face au harcèlement sexuel, la parole des femmes se libère peu à peu. Elles s’autorisent enfin à sortir du silence et de la honte pour témoigner des humiliations à qu’elles subissent depuis parfois très longtemps. Mais “pour se défendre, il faut avoir des repères”, nous explique la psychanalyste Claude Halmos. Et ce, dès le plus jeune âge. Entretien.
Psychologies : Quels repères donner à nos enfants pour qu’ils ne deviennent ni des harcelés ni des harceleurs ?
C.H. : Il s’agit, en premier lieu, de les élever dans le respect de l’autre. Avant même de parler de la dimension sexuelle, il y a, dans le harcèlement, une négation de l’autre en tant qu’égal à soi-même, dont le désir doit être respecté. Pour qu’un enfant soit élevé dans le respect de l’autre, il faut d’abord qu’il soit respecté lui-même par ses parents. S’ils l’injurient, ne respectent ni sa parole ni ses possessions, il ne peut pas apprendre le respect. Même chose s’il voit ses parents se maltraiter. Mais il ne suffit pas de lui apprendre cela en termes moraux (« ce n’est pas gentil, pas bien »), il faut lui expliquer qu’aucune société ne peut fonctionner sans respect : si n’importe qui peut nous bousculer, nous insulter, nous voler, on ne peut pas vivre ensemble. Lorsque j’explique cela à des enfants, je le leur raconte souvent comme un mythe : « Au début de l’humanité, les gens se comportaient comme ils en avaient envie. Ils pouvaient frapper tout le monde, mais tout le monde pouvait aussi les frapper. Un jour, ils ont compris que c’était trop dangereux, qu’il fallait mettre des règles. Donc, ils ont fait des lois. Et comme tout le monde ne les respectait pas, ils ont inventé la police, la justice, etc. » Il est fondamental que l’enfant comprenne que les lois ne sont pas seulement une limite à son bon plaisir, mais qu’elles le protègent. C’est pourquoi il ne faut pas le laisser les transgresser. Il en va de sa sauvegarde : les jeunes qui savent résister aux phénomènes de bandes sont ceux à qui l’on a donné ces repères-là.
Comment aborder la dimension sexuelle du harcèlement avec les plus jeunes?
C.H. : Il faut leur permettre de comprendre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Dès l’âge de 2 ans et demi/3 ans, leur donner, avec des mots de leur âge, des explications de base sur la sexualité : la différence des sexes, le fait qu’il faut un élément de chaque sexe pour faire un enfant, la grossesse, l’accouchement. Mais aussi sur l’interdit de l’inceste : la sexualité est interdite entre gens de la même famille – parents, grands parents, oncles et tantes, frères et soeurs, cousins. Et sur l’interdit de la sexualité entre adultes et enfants. Il s’agit surtout de leur signifier que ce sont des choses dont on a le droit de parler. Ainsi, s’ils entendent une conversation ou voient des images problématiques (70 % des enfants de moins de 11 ans ont vu des images pornographiques !), ils se sentiront autorisés à le dire, tandis qu’un enfant auquel on n’aura jamais parlé de sexualité restera dans le silence et la honte. Avant toute discussion avec un enfant, il est très important de lui demander ce qu’il sait et pense déjà. Cela permet de partir de là où il en est et d’éviter les discours abstraits.
Et la question du consentement ?
C.H. : Il faut préciser que ce que l’on fait quand on est amoureux, on le fait entre grandes personnes, et surtout entre grandes personnes qui sont d’accord. Cela veut dire que l’on n’a pas le droit de forcer quelqu’un. C’est vrai aussi pour les jeux sexuels entre enfants – dont il n’y a pas lieu de s’inquiéter à partir du moment où ils se produisent entre enfants du même âge, tous les deux consentants, pas de la même famille et pas en public. Et puis on leur explique que certains adultes font semblant de ne pas savoir que les deux personnes doivent être d’accord. Par exemple, un monsieur trouve une dame jolie, il voudrait bien « faire les amoureux » avec elle, la dame dit non, elle ne veut pas. C’est son droit – l’enfant peut le comprendre, car il a fait l’expérience dans d’autres domaines d’un copain refusant ce qu’il lui propose. Mais le monsieur essaye de la forcer en lui faisant peur, en la menaçant. C’est absolument interdit ! Malheureusement certaines dames ou jeunes filles ne savent pas qu’elles ont le droit de dire non et même d’aller tout de suite porter plainte à la police. Et souvent elles ont peur que les policiers ne les croient pas ou se moquent d’elles. En plus, elles ont souvent honte de ce qui s’est passé.
De quelle façon peut-on expliquer cette honte aux enfants?
C.H. : Elles ont honte car, parfois, elles pensent que c’est de leur faute : peut-être que je n’ai pas fait attention et que je l’ai regardé en souriant comme si je le trouvais beau, ou peut-être que j’avais mis un habit trop joli… C’est comme quand un copain s’est fait voler sa trousse et qu’il n’ose pas le dire parce qu’il a peur que ses parents le grondent et lui disent qu’il ne fallait pas la laisser traîner. Quand on a peur de ne pas être cru ou d’être accusé, on se tait. D’autant que l’on s’en veut de « s’être fait avoir ».
Comment aider les ados à faire la différence entre drague et harcèlement ?
C.H. : Le repère est simple : la drague s’arrête et le harcèlement commence quand, alors que la femme a dit non, l’homme continue. Je veux bien que notre société soit encore imprégnée d’une époque où l’on affirmait que, quand une femme dit non, elle pense oui. Mais il suffit de regarder la tête des filles quand des hommes les harcèlent pour voir qu’elles ne pensent pas oui. En ce qui concerne les adolescents, il est fondamental que les garçons puissent avoir des conversations avec leur père – ou un homme adulte – et les filles avec leur mère – ou une femme adulte. Car les adolescents ont besoin de sentir que ceux auxquels ils s’adressent n’ont pas seulement une connaissance théorique du sujet (règles, érections, désir, rapports sexuels…), mais qu’ils l’ont, eux aussi, éprouvé, dans un corps du même sexe que le leur.
On interpelle encore trop souvent les filles sur leurs vêtements, en leur reprochant de l’avoir bien cherché…
C.H. : Il serait temps que les hommes cessent de croire qu’une femme ne s’habille que pour susciter leur désir. Elles sont des êtres à part entière et, comme eux, s’habillent d’abord en fonction de leurs envies. Demander aux filles de dissimuler leur corps est monstrueux : c’est leur signifier qu’elles sont responsables des dérapages de leurs prédateurs. Cela dit, on rencontre parfois, en consultation, des adolescentes qui s’habillent de manière provocante en n’ayant aucune idée des risques qu’elles encourent – comme ces ados qui s’aventurent sur les toits des immeubles. Elles ont conscience de produire de l’effet, mais n’ont aucune idée du feu avec lequel elles jouent. Parce qu’aucune femme adulte ne leur a expliqué la sexualité, celle des femmes et celle des hommes. Aucune ne leur a parlé de leur corps, mais aussi de celui des hommes – leurs émotions, leur « fonctionnement ». Souvent même, ces adolescentes n’ont pas eu d’éducation au danger. Quand un enfant fonce sur la chaussée, c’est la réaction de sa mère – sa peur, ses cris, sa colère, que pourtant elle se reproche souvent – qui lui fera prendre conscience, pas qu’intellectuellement mais avec son corps et ses émotions, qu’il a risqué sa vie. Et c’est cette prise de conscience inscrite en lui qui le protégera par la suite.
Comment apprendre aux filles à se défendre ?
C.H. : Faire des sports de combat peut les aider à trouver une assise et à combattre la peur. Mais c’est surtout de savoir qu’elles ont des droits qui leur donne une sécurité : c’est toi qui décides de ce que tu fais de ton corps, ce n’est pas parce que tu es jolie qu’on peut s’emparer de toi. Une fille qui a ces convictions bien ancrées perd moins de temps à se demander « ce qu’elle a fait pour mériter ça », et peut réagir plus facilement : demander de l’aide aux adultes, appeler la police, avertir son harceleur qu’elle va le faire. Les harceleurs sont des pervers, et les pervers n’agissent que quand ils sont sûrs de l’impunité. Dès qu’ils sentent que les ennuis arrivent, ils cessent. Parce qu’ils sont lâches. D’où l’importance de ce mouvement de libération de la parole des femmes et des solidarités qui se renforcent autour d’elles, dont il faut absolument informer les jeunes, pour donner aux filles le courage de se battre, et aux garçons celui de les défendre. Trop de femmes racontent qu’aucun homme n’a pris leur défense lorsqu’elles étaient agressées. Ce n’est plus possible. Les hommes, les pères ont un rôle à jouer pour que ça change. La protection des femmes ne se fera pas sans les hommes.