Le thérapeute, un « témoin éclairé »
« Nous bâtissons de hautes murailles pour nous protéger de la douloureuse histoire de notre propre enfance. Il nous faut abattre ce mur du silence, en nous-même et dans le monde qui nous entoure, retrouver l’enfant méprisé, abandonné, trahi que nous étions jadis. Nous devons apprendre d’où viennent nos souffrances, et que l’on peut en guérir. » Pour ouvrir les yeux sur ce que nous avons vécu enfant, nous avons besoin d’un « témoin éclairé », un thérapeute conscient des répercussions des carences affectives précoces. Ce principe d’empathie est à la base de la pratique thérapeutique d’Alice Miller. En nous aidant à ouvrir les yeux, ce témoin éclairé vient à bout de notre « cécité émotionnelle ».
Extrait
Revenant sur sa propre histoire, Alice Miller montre combien on peut souffrir en essayant en vain de combler les attentes de ses parents.
“Je ne dois aucune reconnaissance à mes parents pour m’avoir donné la vie, car je n’étais pas désirée. Leur union avait été le choix de leurs propres parents. Je fus conçue sans amour par deux enfants sages qui devaient obéissance à leurs parents et souhaitaient engendrer un garçon, afin de donner un petit-fils aux grands-pères. Il leur naquit une fille, qui essaya, pendant des décennies, de mettre en œuvre toutes ses facultés pour les rendre heureux, entreprise en réalité sans espoir. Mais cette enfant voulait survivre, et je n’eus d’autre choix que de multiplier les efforts. J’avais, dès le départ, reçu implicitement la mission d’apporter à mes parents la considération, les attentions et l’amour que leurs propres parents leur avaient refusés. Mais pour persister dans cette tentative, je dus renoncer à ma vérité, à mes véritables sentiments. J’avais beau m’évertuer à accomplir cette mission impossible, je fus longtemps rongée par de profonds sentiments de culpabilité.
Par ailleurs, j’avais aussi une dette envers moi-même : ma propre vérité – en fait, j’ai commencé à m’en rendre compte en écrivant Le Drame de l’enfant doué, où tant de lecteurs se sont reconnus. Néanmoins, même devenue adulte, j’ai continué des décennies durant à essayer de remplir auprès de mes compagnons, mes amis ou mes enfants la tâche que m’avaient fixée mes parents. Le sentiment de culpabilité m’étouffait presque quand je tentais de me dérober à l’exigence de devoir aider les autres et les sauver de leur désarroi. Je n’y ai réussi que très tard dans ma vie.
Rompre avec la gratitude et le sentiment de culpabilité constitua, pour moi, un pas très important vers la libération de ma dépendance à l’égard des parents intériorisés. Mais il en reste d’autres à franchir : celui, surtout, de l’abandon des attentes, du renoncement à l’espoir de connaître un jour ces échanges affectifs sincères, l’authentique communication, dont j’avais tellement manqué auprès de mes parents. Je les ai finalement connus auprès d’autres personnes, mais seulement après avoir déchiffré l’entière vérité sur mon enfance, avoir saisi qu’il m’était impossible de communiquer avec mes parents et mesuré combien j’en avais souffert.
C’est alors seulement que j’ai trouvé des êtres capables de me comprendre et auprès desquels il m’était permis de m’exprimer librement et à cœur ouvert. Mes parents sont morts depuis longtemps, mais j’imagine aisément que le chemin est sensiblement plus difficile pour des gens dont les parents sont encore de ce monde. Les attentes datant de l’enfance peuvent être si fortes que l’on renonce à tout ce qui nous ferait du bien pour être enfin tel que le souhaitent les parents, car on ne veut surtout pas perdre l’illusion de l’amour. »
In Notre corps ne ment jamais (Flammarion, 2004)